La cuisine se situant tout au fond de l’appartement, je remonte le couloir mais, cette fois-ci, je m’enfonce plus profondément dans le domaine privé de Valérie.
Comme nous avons tout refait chez nous, dont un coin-cuisine en bordure de salon qui m’a coûté une fortune, nous n’avons pas à subir les désagréments d’un plan au sol complètement dépassé.
D’ailleurs, tout de l’appartement de Valérie fait ancien.
Un couple de retraités y a vécu depuis la construction.
Valérie, en le reprenant, n’a rien changé.
Dans son jus, décrit parfaitement son logis.
Je pousse la porte de la cuisine au fond du couloir à gauche.
Étroite, mal agencée, elle présente la même pagaille que le reste.
Des assiettes sales s'amoncellent dans l’évier.
Des emballages de produits alimentaires, neufs ou entamés, couvrent la moindre surface.
J’ouvre le réfrigérateur plein à craquer.
Je prends la dernière bière et la bouteille de vin blanc.
En quittant la pièce, je vois une faible lueur qui s’échappe d’une porte mitoyenne.
Je m’approche doucement au son de petites voix.
Je passe le nez.
C’est la chambre de Chloé.
Une pièce étroite.
Un lit.
Un coin bureau.
Une grande étagère remplie de livres.
J’ai un instant d’hésitation.
Chloé est assise sur la moquette, jambes tendues.
Elle est adossée contre le petit lit, recouvert d’une toile colorée, de coussins roses et de peluches.
L'empreinte de Chloé est partout, à commencer par l’ordre méticuleux qui y règne.
Elle regarde un petit écran qui produit l’unique source de lumière.
Ayant deviné ma présence, Chloé se tourne vers moi.
― Vous voulez regarder avec moi?
― Qu’est-ce que c’est?
― Un DVD.
J’avance d’un pas.
Je vois sur l'écran, de type moniteur d’ordinateur, des adolescents en tenues équestres qui dialoguent.
Ce doit être l’effet de l’alcool et du pétard mais je me sens serein.
Léger.
Calme.
Pas un gramme d’anxiété.
Je repousse la porte derrière moi, actionnant la poignée pour bien la fermer.
Je pose mes bouteilles sur un coin de meuble.
Je viens m’asseoir par terre, juste à ses côtés.
Chloé me regarde pendant mon installation puis tourne son attention vers le film.
J’observe le bout de ses pieds nus qui s’agitent nerveusement.
Les chaussures à talons sont déjà rangées.
― C’est quoi l’histoire? je demande, en murmurant.
― Chut… C’est bientôt la fin.
Chloé demeure concentrée sur l’image.
À l’écran, deux jeunes filles se font face dans une écurie.
Elles se chamaillent plus qu’elles ne se disputent.
Un cheval, couché dans le foin, qui a l’air d'être blessé, semble les écouter.
J’ai délibérément posé la main, paume ouverte, sur le tapis entre nous.
Je sens un choc électrique lorsque Chloé place la sienne en son creux.
Je ne la retire pas.
Je la tiens légèrement serrée.
Dans le film, un jeune garçon entre fougueusement dans l’écurie.
Après une longue scène où il doit effectuer son choix, il opte pour la brune aux yeux de biche.
La blonde avec le nez en trompette part en sanglotant.
Le final se déroule autour du cheval blessé où le jeune couple se promet un amour éternel, scellé par un long baiser.
Le mot Fin apparaît sur fond noir, puis le générique débute.
Chloé ne bouge pas d’un cil.
Nous sommes dans l'obscurité.
― Tout est bien qui finit bien, je commente, d’une voix rassurante.
― Oui, répond Chloé, d’une voix légèrement essoufflée.
J’effectue un léger mouvement du corps.
― Bon, je vais retourner… Ta maman attend sa bouteille de vin.
― D’accord.
On se lève presque simultanément.
Chloé se dirige vers le coin du lit.
Elle allume une minuscule lampe d’appoint qui projette une lumière rosée.
Avec ses yeux fardés et ses lèvres brillantes, elle a tout d'une petite amante.
Elle se penche pour ramasser la télécommande.
Je peux admirer ses jambes fines.
Je suis à deux doigts du trésor interdit.
Chloé coupe le son du générique.
Elle ne peut s’empêcher de laisser échapper un bâillement.
― T’es fatiguée? je demande.
― Un peu, je vais aller me coucher.
Je me tourne vers le petit lit dans le coin sombre.
Ma tête chavire.
J’ai mille images en tête.
La couverture de la revue Union.
Le jeune couple du film qui s’embrasse.
La petite culotte avec les chatons.
Valérie qui allume un joint, en rigolant.
Julie, sur mon lit d’enfance, qui écarte les lèvres de sa vulve pour me montrer son trou.
Puis, je vois mon frère Hervé, tout seul, dans sa guérite de gardien de nuit.
Il me fixe longuement, sans bouger, sans même battre un cil.
― Alors, je te laisse, je réponds au même instant.
Je me tourne pour reprendre les bouteilles lorsque j’entends sa petite voix.
― Vous me faites un bisou?
― Pardon?
― Pour me dire bonne nuit…
C’est comme le dernier lasso, dans un western, qui désarçonne le cow-boy en fuite.
Je me relève tout poussiéreux.
Mes pensées s'entrechoquent.
Elle me demande un bisou.
Dans sa petite chambre d’enfant.
C’est donc bien ce qu’elle veut…
Chloé est parfaitement immobile, au milieu de la pièce.
J’ai subitement très peur d’être surpris.
La porte va s’ouvrir.
Sa mère va nous découvrir.
Avec Julie, dans son dos!
Choquée.
Humiliée.
Révoltée.
Écœurée.
Sans bouger les pieds, je me courbe vers Chloé avec l’intention d’embrasser la joue qu’elle me présente.
C’est à la dernière seconde qu’elle tourne le visage.
Nos lèvres se rencontrent.
Juste un minuscule baiser.
Je recule.
Chloé me sourit.
― Bonne nuit.
― Bonne nuit, je lui réponds, en heurtant de dos, la porte fermée.
J’actionne la poignée nerveusement.
En retrouvant le couloir, je souffle…
Fantasme et réalité viennent de se heurter de plein fouet.
Un carambolage impossible.
De la tôle tordue.
Des vitres brisées.
Des gyrophares.
Du sang…
Le mien?
Non, moi, je suis déjà mort, derrière le volant de ma C5.
Le sang?
Il coule entre les jambes d’une petite fille…
Seule.
Nue.
Qui pleure au milieu de la chaussée.
Lorsque j’entre dans le salon, je suis tout chaviré.
Valérie a légèrement entrouvert la porte vitrée du balcon pour aérer.
Le rideau fin danse dans le vent.
L’éclairage est tamisé.
Elle a même allumé des bougies parfumées.
Les deux femmes éclatent de rire.
Elles sont pliées en deux, à se tordre.
Moi, je tombe comme un cheveu sur la soupe.
Je ferme soigneusement derrière moi.
Sans les interrompre, je pose les bouteilles sur la table de verre.
J’ai une envie irrésistible de partir en courant.
Leurs rires inexpliqués sont autant d’attaques contre ma personne.
Qu’est-ce qui peut les faire se marrer, à ce point?
L’affaire du string?
Le coup du parfum?
Ou, tout simplement, la description formelle de ma médiocrité.
De retour à ma place sur le canapé, tandis que les deux femmes poursuivent sur leur lancée, je souffle, agacé, à l’oreille de Julie:
― On devrait peut-être rentrer…
Julie, me chassant de la main, se met à rire de plus belle.
Valérie observe ma réaction déconfite.
― Pardon, Louis… Julie me racontait une histoire tordante.
Julie?
De l’humour?
Ce n’est vraiment pas sa spécialité.
Je ne l’ai jamais entendue raconter une seule blague.
Elle déteste les comédies à la télévision.
Elle n’a même pas rigolé lorsque nous avons regardé ensemble Les Visiteurs.
― J’ai clairement raté la chute, je commente, dépité.
― Merci, pour le vin. Tout va bien avec Chloé?
― Elle est couchée.
Bon sang, je dis vraiment n’importe quoi.
J’ai complètement perdu la raison.
Valérie fronce légèrement les sourcils.
― Je disais qu’on devrait peut-être rentrer, je déclare, en catastrophe, pour vite changer de sujet.
― Pas si tôt! Restez encore un moment… Demain, c’est dimanche. Rien à faire de toute la journée si ce n’est de se prélasser au lit.
― Nous ne voudrions pas abuser…
― Entre amis, voyons. Il n’y a pas d’heure pour partir. Et puis, je veux aussi savoir des choses sur vous, Louis. Vous êtes très mystérieux, vous savez. Vous entrez… Vous sortez… On ne sait jamais trop ce que vous pensez.
Est-ce qu’elle se moque encore de ma gueule?
Elle qui, très clairement, me lit à cœur ouvert.
― Quelles sont vos opinions, à part la politique?
― Sur quoi?
― Sur l’amour, par exemple…
― L’amour?
― Oui, Louis, c’est quoi pour vous l’amour?
Julie se tourne vers moi.
Le rire est terminé.
― Vaste sujet…
― Quel était votre premier amour?
― Ça je sais, répond Julie, fièrement, comme si c’était un quiz télévisé. Elle s’appelait Agnès.
Je fixe ma femme, en me demandant si elle va tout raconter.
― Qu’est-ce qui vous plaisait chez elle?
― Je ne sais pas si on pouvait vraiment parler d’amour…
― C’était de l’amour, confirme Julie, à l’attention de Valérie.
― Oui, enfin… Je… Je ne sais plus trop. Ça fait un moment… L’amour, je ne sais pas… Je dirais que c’est presque comme un programme informatique qu'on a dans sa tête… Au début, on y croit pas… On dit que ça n’existe pas… Et puis, un jour, c’est enclenché comme si Dieu avait fait un double clic dans nos cerveaux. Du coup, on voit une fille… Euh, une femme, qu’on connaissait avant… On la voit d’une nouvelle façon. Le désir est là.
— Le désir… C’est pas l’amour, commente Julie.
— Le désir, c’est le premier pas, non? Par exemple… Euh, j’aime ma voiture mais, avant de l’acheter, je l’ai désirée.
Julie éclate de rire.
Ce rire féroce contamine Valérie qui se couvre la bouche de la main.
― Ce n’est pas drôle! je me défends.
― Tu aimes ta voiture comme Agnès? s’esclaffe Julie, au bord du fou rire.
― Non! Et puis, je ne sais pas si c’est ça l’amour… Qu’est-ce que c’est l’amour? Il n’y a pas vraiment de définition. C’est d’abord un sentiment. J’aime… J’aime pas… J’aime bien un objet. J’aime bien un film ou un roman. J’aime bien un collègue de bureau. J’aime bien une femme.
― Enfin, ce n’est pas du tout la même chose, Louis, rectifie Julie, en se calmant.
― Alors, je ne sais pas ce que c’est! Parfois, je me demande si nous ne sommes pas conditionnés avec tous ces films à la télé. On voit un scénario… C’est toujours le même. Il se répète, d’histoire en histoire, alors on se dit que ça doit être ça. Ouais, c’est ça l’amour! C’est comme ça qu’il faut se comporter. Des règles du jeu apprises entre deux publicités. Mais, qui ne sont pas les miennes. On me les a inculquées. On me force à les appliquer.
― Qui? La société? s'inquiète Valérie.
― Oui, c’est la société qui définit ce qu’est l’amour idéal. Un homme. Une femme. L’un et l’autre pour le restant de leurs jours.
― Et des enfants, ajoute Julie.
― C’est un schéma social. Et, vous devez le savoir, Valérie… Dès qu’on quitte ce schéma, on sent des tensions. Les autres vous mettent la pression. Mais… Et si tout ça, c’était faux? S’il n’y avait pas de schéma. Si on pouvait être vraiment… Si on pouvait être vraiment…
― Être vraiment quoi?
― Être vraiment libre.
Le mot m’est venu spontanément.
― Libre de quoi? s’inquiète Julie.
― Libre d’embrasser une enfant.
Un coup de sang monte à mes joues.
Je l’ai presque dit.
Presque!
Merde…
Putain de cannabis, pire qu'un sérum de vérité.
Mais, à présent, je ne sais plus quoi dire.
Je suis terrorisé à l’idée que Valérie lise dans mes pensées.
Qu’elle sache que, en ce moment, je veux retourner dans la chambre du fond pour me déshabiller et me coucher contre Chloé.
Mais, merde à la fin…
Je sais qu’elle sait.
La petite culotte de sa fille.
La photo.
Le parfum.
Tout ça, elle l’a autorisé…
Elle a donné son accord.
Si je lui demande l’impossible?
Acceptera-t-elle que j’aille m’immoler?
Ou bien, en ouvrière du cul-business, ce n’est plus qu'une question de fric…
Cinquante, la pipe. Cinq cents, l’amour. Cinq mille, la fille.
― Libre… Libre… C’est bien des trucs de mecs de dire ça, commente Julie, sur un ton irrité, en se servant un grand verre de vin blanc. En fait, vous voulez la liberté de baiser partout, sans conséquences. Dès qu’il y a un trou d’ouvert, vous ne pensez qu'à vous y enfoncer. Toute l’industrie du sexe tourne autour des hommes. Vous en consommez, à l’infini. Ce n’est jamais assez. Ça ne s’arrête jamais!
Le hors-sujet de ma femme m’aide à me calmer.
Du coup, je décapsule la bouteille de bière, buvant une énorme rasade directement au goulot.
― Le sexe… Vous en profitez aussi, vous les femmes? C’est un plaisir partagé, non? Un désir partagé! La liberté, c'est universel… Je ne crois pas que vous ayez envie de vous sentir asservies.
― Tu ne comprends pas…
― Non, visiblement pas, je critique avec fermeté. Je ne comprends pas ce que tu veux de moi.
― Je veux… Je veux que tu me dises…
― Que je te dise quoi?
― Que tu me dises… tout.
― Ah, ouais… Et toi, bordel? Tu me diras, quoi? je demande à ma femme, plein de défi, en élevant la voix.
― Allons, c’est peut-être le moment de changer de sujet, intervient Valérie, pour calmer le jeu.
― J’ai la tête qui tourne, déclare Julie. Je n’ai plus l’habitude de fumer des pétards. Je crois qu’on va rentrer.
Julie se lève d’un bond sans attendre de voir si nous sommes d'accord.
― J’espère que je ne vous chasse pas avec un tel sujet…
― Pas du tout, rectifie Julie. En fait, ça fait du bien de parler pour de vrai.
Julie se penche en avant.
Valérie se dresse.
Elles se font la bise.
La bise...
Elles s’embrassent comme des vieilles copines.
Mon plan de les éloigner est clairement tombé à l’eau.
Puis, je repense à Chloé qui, de sa petite voix, me demande:
― Vous me faites un bisou?
— Oui, ma petite chérie, mais comme dans le film à la fin… Je vais te montrer.
En me levant trop brusquement, je titube de côté.
Je suis plus qu’un peu éméché.
Je ne suis plus maître de moi.
Julie s’écarte.
Je suis à hauteur de Valérie.
Je n’hésite pas.
Je m’approche de son visage.
Je pose mes lèvres juste sur le bord des siennes.
Pas une bise.
Pas un baiser.
Un demi-baiser.
Valérie plaque sa main contre mon cou puis, feignant d’embrasser l’autre côté, me souffle à l’oreille:
― Elle vous aime…
Julie m’attend déjà devant la porte d’entrée.
Elle ne compte pas rester une minute de plus.
Je m'approche d'elle, en pensant aux dernières paroles de Valérie.
De qui parlait-elle?
De Chloé?
De Julie?
Qui m’aime?
Et mes sentiments à moi?
Est-ce que j’en ai?
Est-ce qu’un homme a véritablement des sentiments?
Ou bien, est-ce un domaine que nous ne comprenons pas?
L’amour…
C’est comme une langue mystérieuse.
Des hiéroglyphes, que seules des prêtresses peuvent décrypter.
Les femmes possèdent un savoir que nous n’avons simplement pas.
Une connaissance que, nous les hommes, nous ne pouvons pas déchiffrer.
Nous entrons dans un temple sacré comme de gros barbares ignorants.
Alors, que faire d’autre, si ce n’est saccager et détruire?
Est-ce, de cette ignorance, que notre rage émane?
Notre désir profond de tout salir.
De tout souiller.
Brûler.
Piller.
Violer.
Tuer.
Que faire d’autre?
Que pouvons-nous faire d’autre?
Puisque, quoique nous fassions, le savoir nous est complètement étranger.
― Elle vous aime…
De ces trois mots, la prêtresse fait de moi son disciple.
Je suis son instrument.
Je suis sous son contrôle.
Je n’ai le choix que de me prosterner.
Accepter.
Prier.
Idolâtrer.
Mais, sans toucher.
Sans approcher la main.
Un homme n’a jamais le choix de l’amour.
Un homme n’aime jamais!
L’amour d’une femme, il ne peut que l’accepter…
Ou le détruire.