— Habille-toi..!
Florentine ouvre un œil.
Déjà le matin…
Il lui semble qu'elle a fermé les yeux depuis moins d'une minute.
Elle n'a jamais dormi si lourdement.
Angeline est debout en bordure du lit.
Déjà habillée, elle ajuste sa ceinture.
— Ne traîne pas si tu ne veux pas un coup de cravache sur les fesses. N'oublie pas ta journée... Dès que tu es prête, tu vas chercher ton époux... Tu commences ici… D'abord, les pots de chambre... Un bon coup de balai, ensuite... Puis, les autres salles, comme j'ai dit hier...
Angeline s'empare de son tricorne.
Elle se penche au-dessus de sa petite amie et l'embrasse sur les lèvres avant de s'en coiffer.
— Bonne journée, ma chérie...
Angeline disparaît.
Florentine met les pieds sur le sol rugueux.
Son corps souffre de courbatures.
Elle a froid.
Faim et soif...
Le dortoir est silencieux.
Elles sont déjà toutes parties.
Elle a très envie de se soulager.
Elle tire le pot de porcelaine.
Il est rempli de l'urine d'hier.
En toute hâte, elle s’accroupit pour vider sa vessie.
Une fois debout, elle passe une main sur ses fesses.
Elles sont sensibles mais moins meurtries qu'elle ne le craignait.
Elle repense aux bienfaits de la pommade d'Églantine.
Elle se demande ce qu'elle fait comme profession.
Est-elle chercheuse au centre de développement des médicaments?
Est-elle spécialisée dans les substances cicatrisantes?
Florentine s'habille en essayant de se souvenir de l'ordre présenté par Clotilde.
Les chaussettes...
Le haut-de-chausses...
Le gilet...
La cravate...
Les bottes...
Le ceinturon...
Le tricorne...
Les gants...
Pour la première fois, elle sort la lame de son fourreau.
Elle l'examine de près.
Le pommeau présente un cercle gravé d'un chiffre romain…
XXI...
Elle se souvient d’avoir appris à l'école que c'est le vingt-et-un.
Elle range la lame dangereuse.
Elle descend chercher le balai, la pelle et le sac.
Les pots de chambre sont faciles à empiler.
Florentine peut en porter trois à la fois.
Elle se demande si, avec plus d'entraînement, elle pourra en porter le double.
Par chance, quelques-uns sont vides et propres comme celui d'Angeline qui a dormi dans son lit.
Florentine a apprécié la chaleur de son amie contre elle.
Une fois, Aline, sa camarade en cinquième, était venue dormir chez elle.
Lit partagé…
Dos à dos...
Les pyjamas faisaient barrière mais Flavie était tout de même excitée.
Une complicité...
Une intimité…
Une imagination...
Florentine veut oublier Aline, devenue calomniatrice.
La source de tous ses malheurs présents...
Elle poursuit son travail.
Trois par trois, elle descend les pots jusqu'à la barrique à pisse.
Elle longe l'écurie.
Elle vide les urines dans le tonneau, une fois le couvercle enlevé.
Elle vide les pots merdeux sur le tas de fumier.
À la pompe, après avoir bu un peu d'eau de source, elle les rince.
Ils ont un œil dessiné au fond.
Elle recommence avec les suivants.
Lors de la seconde opération, elle réalise qu'en dessous de chaque pot, il y a un numéro.
Des chiffres romains, allant de I à XXI...
Florentine a le XXI, comme sa dague…
Elle se pose la question de savoir si ses habits ont des inscriptions similaires.
Elle cherche un peu.
En effet, le bandeau, à l'intérieur de son tricorne, est marqué.
Florentine s'attaque à balayer le dortoir.
Les bougeoirs sont à aligner sur une table de coin proche du briquet fixé au mur.
Clotilde se chargera de remplacer les bougies consumées.
Florentine soulève le sien.
Un XXI est poinçonné sous la base.
Elle comprend le système de rangement.
Chacune a un numéro.
Il ne peut y avoir de dispute sur les objets.
Elle comprend la logique de l'alignement.
Trois fois sept...
XXI.
Florentine continue d'explorer le dortoir.
Les lits ne sont pas arrangés au hasard.
Toutes les trois couches, il y a un passage.
Trois fois trois, des deux côtés...
Et, une fois trois contre le mur du fond.
Vide de ses occupantes, le dortoir est lugubre tant il est austère.
Les filles d'écurie n'ont qu'un seul petit tiroir dans leur table de chevet pour y ranger quelques objets personnels.
Elle en ouvre trois, au hasard…
Le premier la choque terriblement.
Elle y trouve la photo d'un jeune acteur de cinéma très célèbre.
En bordure d'une piscine, nu, il exhibe sa verge en érection.
Le second est moins troublant.
Il recèle une collection de petits rubans colorés.
Le troisième ne contient qu'un livre ancien.
Elle l'ouvre à la page de garde.
Les Aphrodites de Andréa de Nerciat.
L'auteur a dédicacé le recueil.
Pour Jeanne, maîtresse du monde…
Il a signé...
A.D.N.
Florentine feuillette un peu.
Le texte lui semble ennuyeux.
Un peu honteuse de fouiner, Florentine le remet vite à sa place.
Satisfaite du travail accompli, Florentine lève le nez vers la charpente.
Elle n'avait pas encore remarqué que les poutres élevées étaient couvertes de centaines de toiles d'araignées.
Dans les recoins les plus obscurs, elle imagine d'énormes spécimens.
Elle frémit.
Plus tard, Florentine s'occupe de la salle commune.
Tout a été abandonné, la veille, après la débauche bruyante.
Elle examine les timbales d'étain de près.
Elles sont numérotées.
Elle va les rincer.
Elle les range en ordre sur la petite table de coin.
Trois fois sept...
Elle remet les chandeliers sur les étagères.
Elle balaie le sol des déchets.
La table de bois brut, très épaisse, usée par le temps, est rapidement propre.
Elle continue son travail.
Balayer...
Ranger…
Balayer...
Dans l'écurie, Florentine réalise que chaque box est numéroté.
Ils sont gravés de I à XXI au-dessus du linteau de la porte.
Sept boxes, avant le premier passage et la sortie...
Sept boxes, dans la section centrale avant le second passage...
Sept boxes, avant d'atteindre la sellerie et l'escalier qui mène aux greniers à paille.
La question lui vient immédiatement à l'esprit.
Aura-t-elle droit à un cheval comme Angeline..?
Arrivée à hauteur du dernier box, elle découvre que la stalle est vide.
Pas de paille…
Mangeoire propre...
Pas de numéro d'élément, glissé dans la fente ad hoc, au centre de la porte.
La possibilité fait néanmoins palpiter son cœur.
Elle n'est jamais montée sur un cheval de sa vie.
Clémence ne voulait pas.
Seule Constance avait le droit.
Constance…
Vient immédiatement à son esprit, l'image de la petite fille qui trépigne de terreur dans la chambre de torture.
Elle ne veut surtout pas y penser.
Flavie est morte, elle aussi.
Le passé n'existe pas.
Il suffit de balayer pour oublier.
Balayer...
En fin de matinée, Angeline apparaît.
— J'ai jeté un coup d'œil à ce que tu as fait... C'est bien, mais il faudra être plus efficace demain. Viens… Range ton balai... Je vais te montrer pour le déjeuner... On a besoin de la brouette plate qui est sous l'appentis. Tu prends les plateaux de la veille... On va les ramener aux cuisines.
Après quelques minutes passées à s'organiser, les deux filles d'écurie se dirigent vers la cour carrée du grand château.
Florentine pousse la grosse brouette de bois à fond plat chargée des plateaux empilés.
Angeline lui montre le chemin.
— Aujourd'hui, c'est jeudi…
— Comment, le sais-tu..? s'étonne Florentine. Je n'ai pas vu de calendrier...
— Tu dois apprendre à compter les jours dans ta tête. Un bon repère, ce sont les visiteurs...
— Les visiteurs..?
— Ils arrivent le vendredi, à partir de midi… Ils repartent le dimanche, avant la nuit... Tu en verras, forcément... Il est d'ailleurs important que tu saches comment te comporter... Pour eux, tu n'existes pas... Tu ne dois jamais leur parler... Tu ne dois surtout pas les gêner... Tu ne dois même pas les regarder... Si t'en as un sur ton chemin… Tu baisses le nez... S'il bloque ton passage, tu t'écartes, en baissant la tête... S'il te parle, tu ne réponds pas… Tu continues à faire ce que tu dois faire... Les dianes noires sont les seules autorisées à leur parler.
— Ils ressemblent à quoi ces visiteurs..?
— Grosse bête..! Ce sont des hommes…
— Qu'est-ce qu'ils viennent faire au haras..?
— Ils viennent s'amuser… Passer un bon moment... Mais toi, tu ne fais pas partie du programme, alors souviens-toi bien des consignes, sinon Pauline va t'étriller... Aujourd'hui, il n'y a pas de visiteurs alors nous sommes tranquilles. Par contre, on va bientôt entrer dans la cour carrée… Là, tu ne peux pas traverser par le milieu... Tu dois longer le bord des murs... Souviens-toi, qu'ici, nous n'existons pas... Nous ne sommes que des filles d'écurie... Pour les gens du château, nous puons le crin et la crotte…
Une fois passée la grande arche, Florentine admire tout de même la beauté du lieu.
La parfaite symétrie d'une architecture imposante...
Les hautes fenêtres à petits carreaux...
Le grand escalier...
Le sol pavé...
La roue de la brouette fait écho dans cet espace clos.
Elle suit Angeline qui lui montre le chemin.
— Demain, tu le feras toute seule…, murmure Angeline comme dans une église. Alors, fais bien attention... Tu vois, la porte vitrée, là-bas, sous le grand escalier...
— Oui.
— C'est une des entrées des cuisines... C'est là qu'on vient chercher les plats... Le samedi, le dimanche et le lundi, il y a parfois un peu de variété... Nous mangeons un peu les restes laissés par les invités... C'est selon… On prend ce qu'il y a... Les autres jours, c'est presque toujours du gibier...
Angeline s'arrête devant la double porte, au pied du grand escalier à double montant.
Florentine lâche sa brouette.
— Qu'est-ce que je fais s'il pleut..?
— Bonne question… Tu prends ton manteau... Il est accroché dans la sellerie.
— J'ai le numéro vingt-et-un, c'est ça..?
— T'as remarqué, c'est bien… Comme ça, tu sais toujours quoi prendre...
— Est-ce que j'aurai un cheval..? J'ai vu mon box...
— Pas de si tôt… Une chose à la fois, ma chérie... Décoiffe-toi...
Florentine ôte son tricorne.
Angeline fait de même.
Elle en profite pour poser un petit baiser sur les lèvres de son amie.
La porte des cuisines s'ouvre au même instant.
Une jeune fille d'environ dix-sept ans apparaît, tout en essuyant ses mains rougies sur le devant d'un grand tablier blanc.
En plus de celui-ci, elle est habillée d'une jupe grise.
Un chemisier bleu pâle de coton épais...
Un gros ceinturon de cuir noir paré d'un long couteau de boucher…
Aux pieds, des chaussettes blanches et des ballerines noires.
Angeline la salue de la tête.
Elle donne un coup de coude à Florentine qui en fait autant.
— Bonjour, Faustine..., entame Angeline. Je te présente Florentine… Elle viendra seule demain...
— Qu'elle est belle..! Tu as quel âge..?
— Quinze ans, mademoiselle.
— C'est elle, alors..?
— Oui..., répond Angeline avec fierté.
— C'est pas souvent qu'on en voit une comme ça...
Après ces mots mystérieux, Faustine prend des mains d'Angeline, les quatre grands plateaux de la veille.
Elle retourne dans la souille à gibier.
Elle revient en portant trois grands plateaux empilés les uns sur les autres.
Ils sont recouverts d'une gaze fine pour protéger les aliments.
— Merci, Faustine… Comme je disais, demain ce ne sera que Florentine...
— Alors, je lui volerai un baiser…
La remarque fait rigoler Faustine qui referme la porte et disparaît.
— Dépêchons-nous de retourner..., ordonne Angeline.
Elle dépose les grands plateaux sur le plan de la brouette.
— Garde la bien droite… Le pire serait de tout faire tomber, suggère Angeline.
— Un blâme..?
— Un sérieux blâme... C'est bien… Tu commences à comprendre...
Florentine s'applique à garder la brouette en équilibre.
Dans le sens du retour, la cour est légèrement en pente, ce qui rend l'effort plus aisé.
— Elle fait quoi Faustine au château..?
— Fille de cuisine… Spécialisée en boucherie... Son équipe reçoit les pièces entières de gibier, de bétail, de lapin, de volaille... Elles sont préparées par les filles d'abattage qui les dépouillent et les vident... Elles les transportent avec une charrette tirée par un âne... Elles livrent avant l'aube pour ne pas être vues... Seul le château a des chambres froides... Faustine participe à la préparation des morceaux...
— Pourquoi seulement de la viande de gibier, pour nous..?
— Parce que nous sommes les plus solides de toutes..! Non, je ne sais pas... C'est madame qui décide...
— Qui d'autre vit au château..?
— Il y a aussi les filles de chambre... Et, les Valets… Nous, on les appelle les hécates... Trois couleurs pour elles, aussi... C'est comme les dianes, mais à l'intérieur du château... Les vertes font le service et l'accueil... Les rouges, c'est la sécurité et la musique... Les noires, l'organisation... Et puis, n'oublions pas les plus importantes de toutes… Les filles de joie...
— Les filles de joie..?!
— Parle moins fort..! Et, concentre-toi sur ce que tu fais… Leur vrai nom, c'est les Reynes... Mais, comme c'est un peu pompeux, on les appelle aussi les aphrodites... Mais, entre nous, ce ne sont que des filles de joie... Des belles catins, quoi... Mais, ne te tracasse pas de tout ça... Le plus important, pour toi, est de savoir qui tu es... Toi, tu es fille d'écurie… Ne t'occupe pas de ce que font les autres... La seule fois où nous nous approchons du château, c'est pour chercher le déjeuner... Retiens ça...
— Les dianes le font aussi..?
— Quoi..?
— Chercher le déjeuner...
— Les dianes ne font rien... Elles commandent… Elles déjeunent avec les hécates, dans une belle salle à manger... Avec nappe blanche... Assiettes et couverts... Elles sont servies par les filles de cuisine... Elles jugent de la qualité de leurs plats, avant les invités... Elles ont un palais, tu comprends... De belles salopes, oui..! Par contre, si elles veulent quelque chose de toi, c'est toujours une corvée... Tu verras, quand tu travailleras côté jardin... Elles nous font suer..!
— Et les filles de joie, elles mangent où..?
— Je ne sais pas... Je n'en ai encore jamais vue...
De retour dans la salle commune, Angeline montre la préparation.
Les plateaux sont répartis au centre de la table.
Les brocs d'eau sont remplis à la pompe.
Les timbales sont ordonnées à chaque place.
Enfin, les gazes sont enlevées pour révéler les tranches de viande.
Aujourd'hui, en supplément, il y a des petites tranches de pâté qui ont l'air succulentes.
Angeline jette un regard circulaire.
Comme elles sont seules, elle en prend deux.
Elle en donne une à Florentine.
— Mange-le vite..! C'est le petit supplément pour aller les chercher… Mais, ne te fais pas prendre, sinon c'est dix coups de cravache...
Angeline avale son pâté en une seule bouchée.
— Je suis la seule à me faire punir..? demande Florentine, en mastiquant goulûment.
— Non, tu vas voir… Aucune de nous n'est exempte de fautes... Même Clotilde se fait souffleter par Pauline, à l'occasion… Bon, tout est prêt... Nous avons quelques minutes avant le déjeuner... Sors ta dague...
D'un geste rapide, Angeline est armée.
— Tu dois apprendre à t'en servir... Je vais t'aider à la maîtriser. On fera des exercices tous les soirs, après le travail… Première leçon, c'est de bien la tenir... Tu serres le poing sur le manche, comme ça... Tu serres très fort... Ce n'est pas un couteau de cuisine... C'est une arme...
— Pourquoi une lame si longue..?
— Pour te défendre… Un homme armé t'attaque... En deux mouvements, tu dois pouvoir le tuer.
Angeline montre la gestuelle, en simulant dans l'air.
Elle répète le geste plus lentement, en précisant...
— Coup bas suivi d'un coup haut, à la gorge… C'est réglé..! Mais ça, c'est le cours avancé... Pour le moment, tu dois être capable de piquer une tranche de viande sinon tu vas mourir de faim... Regarde…
Angeline s'approche de la table pour lui montrer.
— Tu te penches, en avant... Tu piques loin… Tu tournes un peu le poignet... Tu remontes... C'est facile… Tu vas le faire tout à l'heure... Attends que les premières soient servies, ensuite c'est à toi... N'hésite pas à en prendre plusieurs... Le plus important est de ne pas utiliser les doigts. Ce serait trop dangereux… Les filles n'auraient pas de pitié... Allez, montre-moi...
De sa place à la table, Florentine s'entraîne à piquer de sa dague un morceau de viande.
— Tiens bien le poing serré… Ce n'est pas un pinceau ou un crayon... Recommence… Bien, c'est ça... Tu y es presque…