— Fille d'écurie..., explique Angeline. C'est trois époux qu'il te faut mettre à la tâche... Le balai, la fourche et la brosse... Il est temps que tu passes à la fourche. Tous les matins, nous avons des boxes à nettoyer... Nos amoureux méritent une litière propre. À partir de dimanche, qui est le jour de rotation, nous ferons les boxes.
— Qui va balayer..?
— Toi… Il faudra juste que tu sois plus efficace... Par exemple, ne rince pas tous les pots... Trouve-toi un chiffon que tu gardes à la ceinture comme moi. Tu vides le contenu de l'un dans l'autre... Tu essuies le fond. Cela suffit… Ensuite, tu n'as pas besoin de tout balayer partout. Et puis, ça dérange les petits animaux... Tu fais le plus gros... Dans la cour, si tu retires le crottin, c'est bien assez... Pareil dans l'écurie… Essaie d'user de ta tête... Clotilde sera satisfaite et tes petites fesses seront épargnées...
— Et mon cheval..? Quand est-ce que j'apprends à monter..?
— Tu n'es pas prête... Tu ne sens pas encore assez le crottin… Par contre, nous devons travailler ta dague... Tous les soirs, après le travail, tu vas t'entraîner dans l'enclos... Allez, au travail… Je dois filer...
Florentine tente d'appliquer les suggestions d'Angeline pour passer moins de temps à la tâche.
Aujourd'hui, le défi est d'aller chercher, seule, le repas aux cuisines du château.
Elle s'active.
Malgré ses courbatures et une douleur poignante dans le bas-ventre qui la tiraille par moments, elle y met plus de cœur.
Elle est plus à l'aise dans ses mouvements.
Plus dynamique...
Elle pense sans arrêt à l'enlacement charnel avec Angeline.
Cette perspective nouvelle est semblable au feu d'une chaudière à vapeur qui la ferait avancer.
Au moment d'aller chercher la nourriture, elle veut prendre la brouette.
Elle n'est pas à sa place sous l'appentis.
Désemparée, Florentine la cherche partout.
Elle ne veut pas retarder le déjeuner.
Sûrement que ça lui coûterait un blâme douloureux.
Elle s'agite autour de l'écurie.
Elle trouve enfin la brouette proche de l'enclos, côté château.
Deux filles d'écurie s'en servent.
Elles étalent de la paille.
— Pardon, mesdemoiselles… Puis-je utiliser la brouette..?
— Non..., répond la plus proche.
— C'est pour aller chercher le déjeuner...
— T'as deux bras..., ajoute la seconde. T'as qu'à t'en servir…
Les filles rigolent entre elles.
Florentine est furieuse.
D'un coup de pied, elle pourrait faire tomber la botte de paille et s'en emparer.
Elle fait un pas en avant, mais la fille la plus proche est rapide comme l'éclair.
Sans comprendre comment, Florentine se retrouve à terre, avec la lame d'une dague au-dessus du cou.
— T'avise pas de toucher à quelque chose qui n'est pas à toi...
Florentine est terrifiée.
L'autre tire sur l'épaule de sa compagne pour l'inviter à la libérer.
Les deux filles d'écurie rigolent de plus belle.
Vexée, Florentine se redresse.
Elle tapote la poussière de ses habits.
Elle ramasse son tricorne.
Elle retourne vers la salle commune.
Elle s'empare des plateaux de la veille.
Elle se dirige vers le château en les portant à bout de bras.
L'altercation l'a irritée.
Il est frustrant pour elle de penser que toutes ces orphelines ont une formation avancée qu'elle ne possède pas.
Et puis, c'est quoi cet orphelinat où les filles apprennent à se battre avec des couteaux..?
Des filles qui, plutôt que de prendre une bonne douche, se lèchent le corps comme des animaux.
Des filles qui endurent les épreuves sans jamais se plaindre.
Jacqueline ne lui a pas montré ce lieu intriguant.
Elle ne sait même pas où il est situé.
Traversant la cour carrée, longeant le mur du château comme Angeline l'a instruit, Florentine le voit immédiatement.
Du grand escalier du fond, un homme descend les marches.
Il porte un costume sombre.
Des souliers étincelants…
Chemise blanche...
Cravate...
Lunettes...
Il doit avoir une quarantaine d'années.
Il tire une cigarette de son paquet.
Il l'allume de son briquet doré.
Il souffle un grand nuage de fumée.
Florentine baisse la tête.
Elle conserve sa vitesse.
L'homme vient de son côté.
D'un coup d'œil, elle anticipe qu'il croisera son chemin.
Elle se souvient des consignes.
S'écarter, sans parler…
Baisser la tête à tout moment...
— Pardon… S'il vous plaît...
Florentine est fébrile.
Que faire..?
Est-ce une chance de se sauver..?
Prier cet homme d'appeler des secours…
Lui dire qu'elle a été enlevée…
Son vrai nom est Flavie Anvers.
L'adolescente fugueuse que tout le monde croit assassinée.
— Pardon… Mon garçon..?
Le mot force Florentine à lever le nez.
Les mains encombrées des plateaux, elle ne sait que faire.
L'homme lui fait face.
— Ah, pardon… Mademoiselle... Pourriez-vous m'indiquer où se trouve le manège..?
Terrorisée, Florentine est figée sur place.
Elle est bien incapable de parler.
Elle baisse le visage.
Elle fait un écart.
Tête basse, elle continue de marcher jusqu'aux portes de la cuisine.
L'homme hausse des épaules.
Il grimace avant de poursuivre son chemin vers la grande arche.
Devant les portes de la boucherie, Florentine pose les plateaux à terre.
Elle frotte un peu ses bras ankylosés.
Elle ôte son tricorne.
Elle attend.
La porte s'ouvre aussitôt.
Faustine apparaît.
— Qu'est-ce qu'il voulait..? souffle-t-elle.
— Qui..?
— L'homme..! J'ai tout vu... Il t'a parlé…
— Il cherchait le manège mais je n'ai rien dit... Je ne sais pas où c'est...
— T'as rudement bien fait..!
Florentine se recoiffe.
Elle jette un coup d'œil par-dessus son épaule.
L'homme poursuit sa déambulation.
Faustine ramasse les plateaux et retourne dans le bâtiment.
Florentine observe la cour.
Au-dessus des grandes portes des remises, les mêmes fenêtres à petits carreaux...
Est-elle surveillée de loin..?
Par une diane noire..?
Par Jacqueline..?
Faustine revient avec seulement deux plateaux, bien chargés.
— T'as de la chance..., commente la fille de cuisine. C'est maigre aujourd'hui… Mais, demain il y aura beaucoup de restes... C'est le branle-bas de combat aux cuisines... Nous préparons un souper Belle-Époque... Ambiance Moulin-Rouge... Il paraît que les filles de joie répètent un cancan... Comme j'aimerais voir ça…
Faustine soupire, en imaginant un spectacle qui n'évoque rien pour Florentine.
L'adolescente lui prend les deux grands plateaux des mains.
Couverts de tranches épaisses de viandes variées, ils sont affreusement lourds.
La fille de cuisine en profite pour poser un baiser sur ses lèvres.
— Allez file, mon lapin… Si demain t'as la brouette, je te donnerai un bout de ma langue à sucer..., ajoute-t-elle, en rigolant.
— Merci, Faustine. À demain…
Florentine reprend le même chemin.
Elle se demande si elle est capable de porter une charge pareille jusqu'à l'écurie.
Surtout, ne rien faire tomber...
Ne pas trébucher...
Du coin de l'œil, elle voit l'homme qui revient dans la cour carrée.
Elle peste de sa présence.
Elle aimerait bien qu'il disparaisse.
Le nez levé, l'homme admire l'architecture.
Ou bien, fait semblant...
Tout à coup, une fenêtre s'ouvre, dans l'aile, côté jardin.
Un deuxième homme apparaît sur le bord.
— Maurice… Viens... Elles vont bientôt sonner pour le déjeuner...
— J'arrive..., répond le visiteur. Je n'ai pas trouvé le manège...
— Allez, viens..! On s'en fout des canassons... Garde tes forces pour la loterie…
Maurice accélère le pas vers le bâtiment principal.
La fenêtre se referme.
Florentine reste concentrée.
Ses bras lui font affreusement mal.
Pour se donner courage, elle pense au cul d'Angeline.
Ce petit trou qui l'attire avec passion.
Ce bouton de rose tellement invitant...
Elle a beaucoup aimé le lécher.
Enfoncer le bout de sa langue...
Pourquoi un goût soudain pour ce petit coin d'anatomie..?
Elle ne comprend pas.
Serait-elle libertine..?
Comment expliquer cette volupté nouvelle..?
Peu de temps après, Florentine est satisfaite de son exploit physique.
Elle n'a rien gâché.
La table est mise.
Toutes sont revenues du travail avec ponctualité.
Satisfaite en arrivant la dernière, Clotilde chante le petit air paillard coutumier.
Foutre..!
Elle donne le signal de manger.
Les filles se jettent sauvagement sur les viandes.
Vingt-et-une dagues qui se battent pour les plus beaux morceaux.
Florentine fait de son mieux mais sa prise est maigre.
C'est injuste de lui laisser si peu...
Elle a tellement faim.
Elle termine de mâcher sa tranche de viande inconnue, à peine cuite, lorsque toutes les filles se lèvent d'un bond.
Un moment d'hésitation...
Puis, suivant le mouvement général, Florentine fait de même.
Dans l'encadrement de la porte, Pauline...
Elle est coiffée d'une bombe d'équitation noire.
Elle tient sa cravache à la main droite.
— Florentine..., lance Pauline, sur un ton menaçant.
Terrifiée, Florentine baisse les yeux.
Elle fait quelques pas timides vers la diane noire.
— Bonjour, mademoiselle…
Pauline use de la pointe de sa cravache pour lui faire remonter le menton.
Florentine plonge les yeux dans son regard hostile.
Pauline abaisse l'instrument.
— Tu t'en es bien tirée, ce matin, Florentine... Je te félicite… C'est bien... Apprends ta place... Suis les instructions que nous te donnons... Obéis toujours aveuglément… Tu n'auras pas de mal à t'intégrer parmi nous...
Pauline ôte son casque d'équitation.
Elle pose un baiser sur les petites lèvres tremblantes de la jeune fille.
Ceci fait, elle repart aussi brusquement qu'elle était entrée.
Florentine souffle de soulagement.
Elle a eu tellement peur qu'elle a laissé échapper quelques gouttes d'urine dans sa culotte.
Toutes se remettent à manger mais sont curieuses de l'interaction.
— Allons, Florentine… Raconte-nous..! Qu'est-ce que c'était..? demande Camille.
Elles sont toutes à l'écouter.
Un silence passager...
Florentine hésite avant d'entamer son récit de la rencontre inattendue.
Elle raconte les faits.
Elle répète le dialogue.
Pour les filles d'écurie, voir un homme, même de loin, est un évènement.
Le croiser de près est exceptionnel.
Qu'il ait parlé à Florentine fait sensation.
Elles veulent entendre, plusieurs fois, les mots prononcés.
Elles veulent une description détaillée.
Jeune..?
Beau..?
Viril..?
Après l'accueil brutal, être subitement le centre d'intérêt, ajoute un peu de baume au cœur de Florentine.
L'épisode augmente sa valeur dans le groupe.
Elle se sent un peu mieux aimée.
Après la journée de travail, Angeline instruit Florentine dans la manipulation de sa dague à double tranchant.
La lame en pointe...
L'estoc...
La garde...
La poignée...
Le pommeau...
— Nous en avons toutes une..., précise Angeline. Toutes les filles, sans exception... Même les filles de chambre qui sont les plus délicates... Mais, pas le même modèle... Les filles de ferme ont de simples coutelas à manche de bois... Je crois qu'au château, les hécates cachent des stylets... Les dianes ont des lames plus modernes, du genre couteau de combat... Attention, elles en ont plusieurs sur elles…
— Vous commencez à les manier très jeunes, à l'orphelinat..?
— Dès que tu sais correctement marcher, tu reçois ton premier petit couteau... On commence par jouer avec… Couper des petites branches ou des fruits... Mais, c'est déjà une forme d'entraînement…
Angeline tient sa dague par la pointe.
Elle la lance.
La lame se plante dans le poteau de l'enclos à trois mètres de là.
Florentine est impressionnée et confuse à la fois.
— Pourquoi..? demande-t-elle.
— Pour manger... Pour dépecer… Pour chasser... Pour se battre... Imagine que ce soit toi ou lui... Ton homme de ce matin… Il avance vers toi... Il veut te tuer... Il a un pistolet dans la main.
Angeline récupère sa lame.
— Je lève les mains..., répond Florentine.
— Non..., ricane Angeline. Tu le blesses... Tu le désarmes... Tu le tues.
— On n'a pas le droit de tuer. C'est interdit...
— Qui t'a dit ça..? demande Angeline, en rigolant de plus belle. Souviens-toi que c'est toi ou lui... Tu préfères rester en vie, non..?
— Oui.
— Alors, la question ne se pose même pas... Tu dois savoir te défendre, Florentine… C'est une règle des plus élémentaires. Sinon tu n'es qu'une brebis... T'es bonne pour l'abattoir... Une victime née, comme toutes les autres filles qui vivent derrière nos murs...
— Si je t'attaque avec ma dague…, suggère Florentine. Mais toi, tu es désarmée...
— Vas-y… Essaie...
Angeline plante sa dague dans le sol.
Elle ouvre les mains.
Elle se met en position défensive.
Elle a le torse légèrement penché en avant.
Les jambes un peu écartées…
— Je suis désarmée... Vas-y, Florentine… Essaie de me tuer... Pour de vrai... N'hésite pas... Vas-y, avec tout ce que t'as...
Deux filles d'écurie, qui passent par là, s'arrêtent pour les regarder.
— Je vais te faire mal..., s'inquiète Florentine.
— Si tu me blesses, ils me recoudront à la clinique... Si tu me tues, c'est que je ne méritais pas de vivre… Tu ne seras pas punie, je t'assure...
— Non… Je ne veux pas... Tout sauf te perdre… Tu es mon amie...
— Vas-y, Florentine..! J'ai confiance que tu ne me feras rien... Attaque-moi comme si tu attaquais ton pire ennemi. L'homme qui te torture… L'homme qui abuse de toi... C'est ta chance, enfin…
Florentine serre sa dague dans sa main.
Elle se prépare à bondir.
Elle s'élance, arme en avant.
En un éclair, elle se retrouve à terre, sur le dos.
Non seulement elle est désarmée mais Angeline s'est emparée de la dague qu'elle tenait.
La lame est contre sa gorge.
Les deux spectatrices rigolent de sa défaite.
— C'est toi qui est morte, Florentine...
Angeline appuie avec le tranchant.
Un peu de sang jaillit du cou de l'adolescente.
— Aïe..! Tu es folle...
— Après chaque combat, il doit y avoir du sang... Aujourd'hui, c'est le tien…
Angeline se dresse d'un bond.
Elle tire Florentine sur ses pieds.
L'adolescente touche son cou.
Une fine coupure rouge colore sa cravate.
Angeline replace la dague dans le fourreau de Florentine.
Elle reprend la sienne.
— C'est pas aussi facile que de balayer… Mais, ça peut te sauver la vie...
— Tu vas me montrer..?
— Je vais essayer… Tu commences très tard... À quinze ans, tu devrais déjà être experte... Et, conseil d'amie… Quels que soient tes progrès, ne te bats jamais contre une orpheline... Tu es sûre de perdre... Bien… Alors, première leçon… Comment se tenir lors d'un combat de face...