Florentine relève le défi de Pauline.
Chaque semaine, elle apprend par cœur une fable de La Fontaine.
Elle commence par celles dont elle a entendu parler.
La cigale et la fourmi...
Le corbeau et le renard...
Le loup et l'agneau...
Cette dernière lui rappelle les étreintes passionnées avec la diane noire.
Florentine réalise bien que, dans ce conte, elle est l'agneau.
Quoi qu'elle dise, elle a tort.
Elle finit par se faire croquer.
Qui est le loup..?
Pauline..?
Madame..?
Ou bien, est-ce la même personne..?
Florentine mémorise la fable, le soir, avant de se coucher.
Elle la répète mentalement dans la journée pour s'occuper l'esprit.
Les semaines passent dans la monotonie d'un château endormi.
Une hibernation…
Une langueur...
Les activités sont répétitives.
Par exemple, pour l'argenterie, elles se retrouvent autour d'une longue table dans une cave.
La faible lumière du jour tombe de trois soupiraux.
Les écrins sont amenés par Colette.
Les filles, qui ne travaillent qu'avec leurs gants blancs, usent de chiffons et d'une pâte à base de cendres de cheminée.
La collection d'argenterie du château est impressionnante.
Des dizaines et des dizaines de coffrets…
Des ménagères, de tous les styles et de toutes les époques, à n'en plus finir…
Pour aider à la tâche, les vingt filles de chambre chantent en chœur.
Elles frottent à l'unisson.
Lorsque un ustensile brille suffisamment, la fille de chambre le montre à Colette qui, satisfaite, le remet à sa place dans son écrin.
Sinon, il faut recommencer.
Trop d'erreurs et c'est une corvée.
Une corvée, c'est vider les pots de chambre, balayer le dortoir ou s'occuper du déjeuner.
Trop de corvées et c'est un blâme.
Un blâme c'est cinq coups sur le cul avec la tapette à tapis en rotin.
Florentine est souvent de corvée.
Elle n'a pas la patience pour ces travaux minutieux.
Elle se retrouve, seule, à balayer des couloirs sans fin.
Les galeries...
Les greniers...
Lorsqu'elle vide les pots de chambre, elle repense à la suggestion de Benoîte.
Elle contemple parfois un étron fin.
Elle a tellement faim qu'elle est presque tentée de l'avaler.
Elle pense à tous les animaux dans la nature qui n'hésitent pas à ingurgiter ces calories expulsées.
Le dégoût la raisonne.
L'idée même lui semble immonde.
Elle vide le tout dans le conduit d'évacuation.
D'après Benoîte, il se déverse dans le ruisseau souterrain qui circule sous le château.
Toutes les eaux usées terminent dans le grand étang.
Ce seront les poissons qui s'en régaleront.
Au travail, les filles de chambre prennent leur temps.
En cette période d'hiver, c'est le résultat qui compte, jamais la vitesse d'exécution.
Des heures et des heures passées à faire le même geste…
Florentine a des douleurs dans les bras.
Dans la nuque…
Dans le dos...
Que ne donnerait-elle pas pour échanger un chiffon pour une fourche..?
Par comparaison, nettoyer un box de cheval lui semble une félicité.
Tout, plutôt que cette lente torture…
Ces heures où le temps semble figé...
Colette organise l'effort collectif.
Les filles travaillent en groupe comme un essaim d'abeilles.
Elles arrivent dans une salle pour en nettoyer le moindre centimètre carré.
Les lustres…
Les poignées de portes...
Les tentures…
Les tableaux...
Les miroirs...
Les fenêtres...
Elles s'activent par deux.
Colette, pointilleuse, inspecte chaque millimètre.
Elle donne mille conseils pour tout préserver.
Surtout ne rien détériorer…
Les beaux objets doivent traverser le temps, sans jamais s'abîmer.
Tous ces efforts...
Récompensés d'un repas d'une frugalité extrême...
Lorsque Florentine a trop faim, la tête lui tourne.
Elle se sent prise de vertiges.
Si elle peut, elle se couche pendant la sieste avec les doigts croisés sur son ventre.
Ainsi, la faim semble un peu s'éloigner...
Après un temps, elle apprend le curieux manège des filles de chambre.
— J'ai encore très faim, Florentine..., l'informe Benoîte, presque suppliante.
La jeune fille est toute pâle, à la limite de la survie.
— Je n'ai rien à te donner..., répond Florentine, allongée sur son lit.
— Tu n'as pas envie de chier..?
L'adolescente se redresse, choquée.
— Que veux-tu dire..?
— Les autres filles le font, tu sais… Viens, voir…
Benoîte lui tend la main.
Florentine l'accepte pour se redresser.
— Ne fais pas de bruit..., ajoute Benoîte, en plaçant un doigt devant sa bouche.
Elle l'entraîne vers une couche un peu plus loin.
Elles se penchent discrètement pour regarder la scène.
Manon est accroupie sur sa chaise.
Elle a le visage tourné vers le dossier.
Elle a troussé sa robe.
Elle expose son cul.
Margaux est à genoux.
Son visage est à hauteur de ses fesses.
Les deux espionnes découvrent l'indignité.
Margaux, qui écarte les fesses de son amie, reçoit dans sa bouche l'étron fin qui en sort.
Elle le mâche avec délice avant de l'avaler.
Florentine est tellement outrée par la scène qu'elle retourne en toute hâte vers son petit lit.
Benoîte revient à elle.
— Tu n'as pas envie..? J'ai tellement faim, Florentine…
— C'est affreux… Comment peux-tu manger de la merde..?
— C'est très bon, tu sais... C'est encore meilleur si tu fous, en même temps...
— Je ne sais pas…
— Je t'en supplie... Fais-le pour moi… Mets-toi comme Manon, grimpée sur ta chaise...
Un peu récalcitrante, Florentine se laisse amadouer.
Après tout, ce n'est pas elle qui l'avalera.
Elle se met en position.
Elle trouve l'équilibre.
Le dos courbé, elle ne verra pas l'opération.
Benoîte s'est placée derrière elle.
— Vas-y pousse, Florentine... Vas-y vite..., avant que Colette sonne sa clochette...
L'adolescente relâche son fondement après un temps.
Il est vrai qu'elle avait un peu envie.
L'étron est petit.
Il glisse facilement.
Benoîte, qui a sa bouche collée à son cul, le garde en bouche.
La clochette sonne.
Florentine se redresse hâtivement.
Benoîte, les yeux fermés, mâche la merde avec volupté.
Florentine est affolée de la voir avaler.
— C'est tellement bon..., commente Benoîte, réjouie. Viens m'embrasser, sinon tu ne sauras jamais...
Benoîte avance vers Florentine.
Elle écarte ses lèvres.
Elle ferme les yeux.
Troublée, l'adolescente se sent obligée.
Elle se joint à elle.
Elle plonge la langue dans la bouche de sa petite amie.
Elle pense vomir mais le goût est tout autre.
Sa bouche salive d'instinct.
Un souvenir délicieux...
Ce n'est pas le goût de la merde mais celui du chocolat.
Une vue des montagnes sur un emballage violet...
L'homme lui tend la plaque de chocolat au lait.
Elle monte dans son cabriolet blanc.
Elle croque à pleine dents.
Pour passer le temps, les filles de chambre chantent sans arrêt.
Des chansons anciennes que Florentine apprend malgré elle.
Les filles ne se contentent pas d'une strophe ou deux.
Par exemple, elles connaissent les quatorze strophes du Cadet Rousselle.
Elles savent le chanter à plusieurs voix, en ajoutant des effets de chorale.
Cadet Rousselle a trois maisons
Cadet Rousselle a trois maisons
Qui n'ont ni poutres ni chevrons
Qui n'ont ni poutres ni chevrons
C'est pour loger les hirondelles
Que diriez-vous d'Cadet Rousselle..?
Ah ! Ah ! Ah ! Oui, vraiment
Cadet Rousselle est bon enfant...
Ah ! Ah ! Ah ! Oui, vraiment
Cadet Rousselle est bon enfant.
Les semaines défilent, grises et froides.
Les nuits sont glacées sous les combles qui ne sont ni isolés, ni chauffés.
Florentine apprend à connaître ses camarades mieux que les filles d'écurie.
La plupart sont plus jeunes qu'elle.
Treize ou quatorze ans...
Elles sont toutes très jolies à leurs manières.
Des traits plaisants…
Des formes fines...
Le régime alimentaire ascète accentue leurs natures austères.
Pas d'artifices…
Elles sont simples et pures.
Travailleuses et résignées…
Elles ne se plaignent jamais.
Colette, qui sait toujours ce qu'il reste à faire, les garde constamment occupées.
Florentine apprécie maintenant le repos de la mi-journée.
Le moment des petites sucreries…
Elle n'en revient pas de l'effet que la merde a sur elle.
Rien que d'y penser, sa bouche et son con salivent en même temps.
Si rien ne vient chez Benoîte, alors elle s'allonge sur son lit, avec ses souliers qui dépassent du bout pour ne pas salir.
Elle croise ses doigts sur son ventre.
Elle récite une fable dans sa tête.
Ou bien, elle chante intérieurement.
Cadet Rousselle a trois beaux chats
Cadet Rousselle a trois beaux chats
Qui n'attrapent jamais les rats
Qui n'attrapent jamais les rats
Le troisième n'a pas de prunelles
Il monte au grenier sans chandelle
Ah ! Ah ! Ah ! Oui, vraiment
Cadet Rousselle est bon enfant...
Ah ! Ah ! Ah ! Oui, vraiment
Cadet Rousselle est bon enfant.
Les travaux de ménage amènent Florentine à découvrir toutes les salles du grand château.
Les plus belles sont dans le corps de logis principal.
L'espace réservé à l'accueil des messieurs...
De toutes les pièces, la bibliothèque est la plus merveilleuse.
À l'extrémité du bâtiment, côté cour, la très grande salle de style baroque offre une collection incroyable de livres.
Des étagères à n'en plus finir, sur deux étages, qui montent du sol au plafond décoré.
Une fine galerie supérieure longe les parois à mi-hauteur.
Pour y accéder, un escalier en colimaçon...
Lorsque Colette annonce que chaque livre doit être dépoussiéré, Florentine est immédiatement découragée devant ce travail colossal.
Elle laisse échapper un râle de paresse ce qui lui vaut une nouvelle corvée.
Puis, résignée, armée d'une brosse fine, elle s'empare de chaque volume avec soin.
Elle le brosse, pour enlever la moindre poussière.
Elle l'inspecte sous tous les angles.
Ensuite, elle imprègne le cuir d'une solution en usant du chiffon humide que lui tend Benoîte.
Finalement, elle le fait briller d'un chiffon sec avant de remettre le volume exactement où il était.
La tâche est monotone et pas si aisée qu'il n'en paraît.
Certains livres sont extrêmement lourds.
Des encyclopédies très anciennes avec des couvertures épaisses...
Elles travaillent par deux, permutant leur position lorsque l'une est fatiguée.
Un jour, Benoîte et Florentine œuvrent à la galerie supérieure.
Pour atteindre les étagères les plus élevées, il existe des échelles raides.
Lorsque Florentine se retrouve perchée tout en haut, le sol est affreusement distant.
En équilibre sur le barreau fin, elle doit user de ses deux mains pour travailler dans le vide.
Toujours affamée, Florentine est terrorisée à l'idée d'être prise de malaise et de s'écraser en contrebas.
La salle adjacente à la bibliothèque est la salle de jeux.
Elle n'est pas très grande.
Au centre, une grande table verte, arrondie aux angles...
On y joue qu'à un seul jeu, le Pharaon.
Florentine ne sait pas ce que c'est.
Benoîte lui explique que c'est un jeu de cartes.
Comme tous les jeux de hasard, il est réservé exclusivement aux hommes.
— Qu'entends-tu par là..? demande Florentine.
— Le hasard, c'est le jeu… Il est du domaine des messieurs... Les femmes sont guidées par la fortune, la chance...
— N'est-ce pas la même chose..?
— Non...
— Moins de mots, mesdemoiselles… Plus de mouvements..., réprimande Colette.
Comme il n'y a pas d'éclairage électrique dans cette partie du grand château, les lustres et les chandeliers demandent beaucoup de soin, surtout après avoir été utilisés tout au long de l'année.
La petite armée des filles de chambre gratte, nettoie et polit chaque recoin.
Après la salle de jeux, se trouvent les deux boudoirs qu'on appelle également les Cabinets des Curiosités.
Il y en a un de chaque côté du passage central.
Ces pièces sont plus petites.
L'une présente un décor de l'Extrême-Orient.
Des chinoiseries…
Le second a un décor oriental, de style turque ou arabe.
Les divans sont larges et souples.
Les tapis épais...
Chez le Sultan, parce que c'est ainsi que Colette appelle cette pièce, se trouve un meuble particulier.
— On y fait quoi..? demande Florentine, curieuse, en découvrant l'objet compliqué.
— C'est un fauteuil à enculer..., lui répond Benoîte, sans hésitation. C'est une antiquité… Trois dames sont placées dans les espaces et le sultan peut enculer l'une ou l'autre, sans trop se déplacer...
Le boudoir appelé Chez l'Empereur possède d'autres objets particuliers dont un meuble cylindrique qui, une fois ouvert, présente des pics en fer qui pourraient blesser quiconque y serait enfermé.
Des ouvertures, à hauteur de la poitrine, du cul et du con, permettent au tortionnaire de caresser sa victime.
— C'est un sarcophage d'angoisse..., précise Benoîte. Il vient de Chine… Mais, c'est juste pour amuser les invités... Tout comme le fauteuil du sultan, il est trop ancien pour être utilisé...
Après les deux cabinets des curiosités, se trouve le Salon des Messieurs et les salles déjà visitées.
Plus tard, Florentine découvre les chambres des invités, situées à l'étage.
Elles sont toutes magnifiques.
Des lits doubles à baldaquin…
Des beaux meubles...
Des miroirs en grande quantité...
Le style est invariablement du XVIIIe siècle.
Seule la couleur dominante de chaque chambre varie.
Un arc-en-ciel de tissus coordonnés.
Bleu ciel...
Mauve…
Vert lichen...
Côté jardin, les tons sont plus doux.
Côté cour, ils sont plus prononcés.
La Chambre Royale, qui donne sur la rotonde du palier, est la plus grande.
C'est aussi la plus belle avec un décor ivoire et doré.
Une chambre digne d'un monarque…
Florentine imagine la sensation plaisante de se réveiller dans pareil écrin.
Elle se souvient avoir visité un château avec son école.
Il était presque vide.
Juste quelques tableaux et des meubles épars sur des parquets cirés...
Le Château des Ormes Rouges est authentique.
Il est entièrement meublé et décoré.
Des bibelots…
Des objets utiles...
Cela va jusqu'aux brosses fines, à manches en argent, sur les coiffeuses.
Du coup, Florentine réalise une chose qu'elle n'avait pas remarqué immédiatement.
— Ces chambres sont pour des femmes..., déclare Florentine.
— Bien entendu..., réplique Benoîte. Tu es ici dans un bordel…
— Un quoi..?
— Les hommes ne viennent pas au château pour se prélasser... Les chambres à l'étage sont pour les étreintes... Avec les filles de joie… Pour y servir leurs clients, quoi... C'est le rêve, non..?
Florentine est choquée.
C'est encore plus surprenant de l'entendre de la bouche d'une très jeune fille comme Benoîte.
— Attends que la saison démarre et que les dames reviennent… Tu vas être impressionnée...
— Mais, nous… On fait quoi dans tout ça..?
— Le ménage… Toujours le ménage… C'est notre lot... Et, d'après les autres filles, il y a encore plus à faire, après leur passage... Ils font des cochonneries comme tu as pas idée...
Couchée dans son petit lit, Florentine s'interroge avant de s'endormir.
Pourquoi est-ce que madame possède une maison close..?
Elle est richissime.
Elle possède des laboratoires modernes à la pointe de la technologie médicale.
Pourquoi avoir besoin de prostituer des filles..?
À chaque nouvelle révélation, le domaine des Ormes Rouges semble plus irréel.
Un microcosme féminin dans le but d'offrir du plaisir à des hommes.
Elle repense à la première fois où elle a vu un monsieur.
Fille d'écurie, elle longeait le bord de la cour carrée.
L'homme cherchait un lieu.
Le manège à chevaux...
Elle se souvient bien de son visage.
Un visage familier…
Un visage déjà vu quelque part…
Dans un magazine..?
À la télévision..?
Tout se mêle dans son esprit.
Le visage du gitan la hante régulièrement.
Lui cherchait son frère.
La dague qui s'enfonce d'un coup dans sa gorge.
Du sang…
La mort...
Un cadavre tiré par les pieds derrière un cheval.
Pour ne plus y penser, elle voit Pauline, en souvenir.
Où est-elle..?
Que fait-elle..?
Elle l'imagine en Roumanie.
Pauline est vêtue d'une combinaison de cuir noir.
Elle enfile un casque intégral parce qu'elle utilise une moto de très grosse cylindrée.
Elle roule à tombeaux ouverts sur des routes sinueuses de montagne.
Pour aller visiter les châteaux des Carpates...