Sentant la laisse du collier de chien qui lui bat le dos, Florentine se hâte de rattraper Jacqueline.
La femme marche d'un pas dynamique le long du couloir désert.
Arrivées sur le palier, elles empruntent le grand escalier de marbre.
Au rez-de-chaussée, les deux hécates vertes, occupées à l'accueil, se mettent au garde à vous.
Jacqueline les ignore.
Elle entre dans le Salon des Messieurs.
Pieds nus sur le sol glacé, Florentine trottine à ses trousses.
— Assieds-toi sur le canapé. Celui-là..., ordonne Jacqueline.
Florentine obéit.
La femme s'installe dans un des grands fauteuils de cuir qui lui fait face.
— Replis tes jambes sous toi, pliées de côté… Tu seras encore plus jolie...
Florentine adopte la position.
Elle se tient bien droite.
Elle est obligée de tordre sa colonne vertébrale pour regarder madame.
Une hécate, en livrée verte, approche.
Florentine reconnaît Capucine qui, jadis, lui avait montré sa poitrine.
Aujourd'hui, c'est elle qui est complètement nue.
— Bonjour, madame... Puis-je vous offrir quelque chose..?
— As-tu soif, mon petit chaton..?
La nudité de Florentine ne trouble pas Capucine qui la regarde à peine.
— Non merci, madame..., répond l'adolescente, troublée par sa situation.
— Juste deux verres d'eau de source, s'il te plaît...
— Tout de suite, madame...
Capucine s'éloigne.
Jacqueline tourne son attention vers Florentine.
Les jambes et les fesses sur le cuir marron, Florentine a froid.
Elle sent une chair de poule sur ses bras et ses cuisses.
Les pointes de ses seins sont bien dressées.
— Je suis très fière de toi, ma chérie..., entame Jacqueline. Tu as fait beaucoup de progrès, en très peu de temps... Tu es plus belle que jamais... Le moment est venu de passer à l'étape suivante...
Capucine revient en tenant un plateau d'argent.
Elle dépose les deux verres d'eau à portée de leurs mains.
— Merci, Capucine...
La serveuse salue gracieusement de la tête avant de s'éloigner.
Jacqueline s'empare de son verre.
— Bois, ma petite chérie… Je sais que tu as très soif après la séance de photos... Et puis, j'ai beaucoup de choses à te dire...
— Oui, madame...
Florentine prend son verre.
Elle boit une petite gorgée.
Elle le garde à la main.
Jacqueline fait de même.
— Tu aimes ton cheval, n'est-ce pas..?
Les yeux de la jeune fille brillent aussitôt.
Elle n'ose pas répondre tant elle est intimidée.
— Je le sais… Pauline m'a tout raconté... À propos, je l'ai vue la semaine dernière… Elle t'envoie plein de baisers sur ton petit cul... Elle est à Bucarest... Elle fait un stage dans une de nos cliniques avant de commencer sa première année de médecine à l’université Carol Davila... Elle adore ce qu'elle fait… Rien ne la rend plus heureuse que de faire avorter des fœtus... Plus ils sont gros et meilleur c'est…
Prompte à provoquer, Jacqueline cherche à lire une réaction sur le visage de Florentine.
La jeune fille déglutit à peine.
— Parlons plutôt de toi..., reprend Jacqueline. Maintenant que tu as vu mon château de l'intérieur et que tu sais plus ou moins ce qui s'y passe... Il est grand temps que je te prostitue…
Le cœur de Florentine accélère.
Un violent frisson traverse son corps.
Cette fois-ci, elle ne peut pas cacher son émotion.
Pour ne pas montrer qu'elle tremble, elle repose son verre sur la table basse devant elle.
— Oui, ma petite chérie… Je veux que tu offres ton corps magnifique à mes invités... À partir de vendredi prochain, ils vont revenir pour la nouvelle saison… Des hommes… Des hommes du monde entier qui savent apprécier ce que j'ai à offrir... Je sais… Un bordel, de nos jours, ce n'est pas facile à tenir... La concurrence est complètement folle… De la prostitution, il y en a partout... J'applaudis ce mouvement, tu me diras… J'aime la concurrence... Elle ne me fait pas peur... Je le répète volontiers… Toutes les filles et tous les garçons du monde devraient obligatoirement se prostituer… Surtout pendant leurs plus jeunes années… Pour aider leurs familles ou leurs tuteurs… Se prostituer est un acte naturel... Le plus ancien métier de la terre... Le plus facile à réaliser… Offrir un service... Louer son corps... Il n'existe rien de plus honnête… Nous avons fait des progrès ces dernières années... Les jeunes filles, de plus en plus jeunes d'ailleurs, commencent à comprendre que pour améliorer leur quotidien, il suffit de passer une petite annonce ou de s'inscrire sur un réseau... Les technologies ne font que faciliter les contacts et les transactions... Alors, tu comprends bien que, avec ma maison... Perdue dans la campagne, je dois faire autrement…
À son tour, Jacqueline dépose son verre.
— Pour lutter, j'ai quelques atouts... Le décor, d'abord… Ce cadre exceptionnel... La qualité des installations… Un service irréprochable… La beauté du personnel... Ça compte beaucoup, tu sais… Mais, cerise sur le gâteau, mes filles sont très jeunes et très fraîches... Il faut chercher très longtemps avant de trouver des spécimens aussi charmants que chez moi... Les photos qu'on a prises sont pour la nouvelle brochure... Rien que de te voir comme tu étais présentée, beaucoup de ces messieurs vont se mettre à bander… As-tu des questions, mon petit chaton..?
— Je ne suis plus fille de chambre, madame..?
— Je n'avais pas prévu que tu le fasses longtemps... C'est juste que de passer de l'écurie au bordel… C'est un peu prompt... Il faut un temps d'adaptation pour s'habituer au nouveau cadre et acquérir... Des goûts nouveaux...
— Mais…
— Par contre, Florentine… Si je suis contente de toi… Si tu me fais gagner beaucoup d'argent, alors tu seras récompensée...
— Merci, madame.
— Tu deviendras, un jour... Une diane... Avec tout ce que cela représente... Cheval, compris… Il t'attend, tu sais... Ton amant se demande bien où tu es passée... Il se languit de toi... De ta bouche… De ton con...
Florentine rougit un peu.
— Pour cela, tu dois devenir la plus belle petite catin de la terre… Je veux que mes clients te recommandent à leurs relations… Je veux que tu les fasses bander, sans arrêt...
— Mais…
— Je sais, je sais… Tu te dis… Je n'ai pas d'expérience... Je n'ai jamais couché avec un homme de ma vie... C'est vrai… Mais, cela fait partie du jeu... Je vends, certes, de l'innocence et de la pureté… Je vends aussi des catins qui acceptent tout... Des catins qui n'ont peur de rien… Ils vont te flageller... Ils vont t'humilier... Ils vont te pisser dessus... Ils vont te chier dans la bouche... Tu es prête pour tout ça... Je le sais…
Honteuse, Florentine baisse le nez.
— Tu as été préparée alors, maintenant, tu dois montrer tes talents... Tu dois monter sur la scène de mon théâtre libertin... Oui, mon château est un spectacle… Ici, les hommes ne viennent pas que pour baiser des putes... Ils viennent pour ouvrir leurs esprits aux fantasmes les plus secrets... Mes filles interprètent des rôles pour les exciter… Nous les transportons vers des délices qu'ils ne peuvent pas imaginer... Nous les transportons dans une machine à remonter le temps, à des époques variées où la luxure culminait… Tu verras, interpréter un rôle antique, tout en se faisant enculer, est absolument ravissant... Petite princesse de Rome, violée par un César… Je suis certaine, ma douce Florentine, que pendant les années à venir… Tu ne vas pas t'ennuyer...
— Des années..?
— Oui… Tu me dois trois ans au bordel… C'est seulement après que tu deviendras une diane... Je t'ai fait, aussi, une autre promesse… Tu te souviens... Je ne l'ai pas oubliée...
— Je…
— De cela, nous n'en parlons pas, ici... Motus et bouche cousue… Mais, sache que je n'oublie jamais rien... Lorsque tu seras actrice, à subir le libertinage le plus éprouvant, pense à ta récompense... Amor fati…
Jacqueline se lève d'un bond.
— Bien… Ne bouge pas d'un cil... Blandine va venir s'occuper de toi... Écoute bien tout ce qu'elle te dira… Aujourd'hui, j'ouvre la porte sur ton véritable destin, Florentine... Tu es officiellement une Reyne... Une aphrodite... Une fille de joie... Tu es une catin… Tout ce dont tu as toujours rêvé.
La femme se dirige vers la hall d'entrée sans ajouter un mot.
Florentine la regarde s'éloigner.
Elle voudrait l'interpeller.
Lui parler…
La supplier de la laisser partir...
Elle demeure muette.
Madame est maîtresse de sa vie.
Florentine est esclave.
Elle ne peut que se taire.
Que faire d'autre..?
Partir en courant, nue, vers la route départementale...
L'entrée de la propriété est à un kilomètre d'ici.
Avec des dianes rouges à cheval, capables d'abattre un gitan à une distance de trois cent mètres, ses chances de s'évader sont nulles.
Quoi d'autre, alors..?
Attendre..?
Se prostituer..?
Si jeune…
Quinze ans…
Vendre son corps à des inconnus...
Subir des pénétrations…
Florentine se souvient.
Une femme âgée ramasse une adolescente dans une gare de province.
Savait-elle, dès le premier instant, qu'elle finirait ici..?
Une fille perdue…
Je la vois.
Je la prends.
Je la garde.
Je la corromps.
Je la vends.
Le cycle infernal de la maquerelle...
Matrone…
Taulière...
Combien de millions de filles sont déjà passées, au fil du temps, par ce chemin sordide..?
Mais, pourquoi faire..?
Madame, n'est-elle pas déjà immensément riche..?
N'est-elle pas suffisamment puissante..?
Pour quoi se rabaisser à un commerce si dégradant..?
Le pouvoir de Jacqueline la fascine et la trouble.
Posséder un haras...
Des entreprises…
Des cliniques...
Avoir des centaines de femmes, telles que Pauline, sous ses ordres...
Pauline, vicieuse…
Cynique...
Impitoyable...
Capable de tuer un homme...
Capable de tuer un enfant...
Capable de procurer un plaisir inégalé...
Le plaisir de se laisser dominer...
Réclamer le fouet...
Angeline et Benoîte sont gentilles.
Elles sont douces.
Elles donnent tout ce qu'elles peuvent.
Mais, la volupté a besoin de fermeté.
De domination…
De soumission...
Aucune femme au monde ne vaut Pauline.
Elle lui manque affreusement.
S'enfuir pour aller la retrouver..?
Ce serait tomber sur la lame d'une dague.
Florentine n'a pas le choix.
Elle doit obéir.
Elle doit se prostituer pour espérer marcher, un jour, dans les pas de sa bien aimée.
Trois années à subir tous les outrages masculins pour, un jour, enfiler l'habit de diane...
Monter sur Hydrogène...
Galoper à bride abattue...
La liberté…
La liberté..?
Qui est libre dans ce monde..?
Les maîtres sont libres.
Les esclaves ne le sont jamais.
Jacqueline était claire sur le sujet.
Une esclave ne pouvait jamais s'affranchir.
La seule façon de se libérer du maître, c'était de le tuer.
Blandine approche de Florentine, perdue dans ses pensées.
— Viens…
Florentine lève le nez.
Blandine est très jolie.
Des grands yeux bruns...
Des traits fins...
Un visage de poupée joufflue...
Elle affiche un visage vide d'expression.
Elle n'a pas l'air de juger Florentine.
Elle aussi n'est au château que pour servir.
Faire ce qu'on lui dit de faire...
L'adolescente se lève.
Ses jambes sont raides.
Elle les masse un peu pour faire circuler le sang.
Blandine se penche en avant.
Elle s'empare de la boucle de la laisse.
Elle la tire, sans ménagement.
Florentine la suit docilement vers le grand escalier.
Derrière leur comptoir, les hécates vertes les regardent passer sans réagir.
Florentine est une prostituée.
Curieuse bête domestiquée...