Pendant la longue nuit, l'esprit explore le monde.
Du ciel, Florentine observe la propriété.
L'altitude élevée lui permet d'améliorer son orientation.
Le mausolée est le point central du domaine.
Vers le sud, elle voit le grand château avec ses écuries et son jardin à la française.
Une ligne droite coupe l'ensemble de la propriété en deux parties.
Côté jardin, l'allée mène au petit château.
Côté cour, l'allée mène à la ferme.
Les distances sont équivalentes.
Les allées cavalières forment une croix inversée.
Les chemins entre les lieux habités dessinent un pentagramme.
Grand château, ferme, lavoir, orphelinat, petit château...
Dans l'axe médian, la clinique est loin, bien au-delà.
Afin de découvrir cette vue d'ensemble, Florentine ne vole pas comme un oiseau.
Elle vole dans un oiseau.
Son esprit est capable de s'introduire dans l'animal.
De sentir tout ce qu'il ressent.
De voir et d'entendre comme il le ferait.
Mieux encore, elle est capable de le diriger par la pensée.
Fille de ville, Florentine ne sait pas reconnaître les espèces.
Un oiseau est un oiseau.
L’expérience nouvelle est très satisfaisante puisqu'elle lui permet d'atteindre l'endroit qui l'intéresse.
Elle a mis du temps avant de le trouver.
L'endroit est difficile à observer même pour un volatile.
Il est entouré d'un bois très épais, non loin d'un petit étang.
Florentine est heureuse de s'en approcher.
Quelques battements d'ailes plus tard, elle pique vers le sol.
Elle se pose facilement sur la branche d'un arbre.
Elle se met à chanter instinctivement.
C'est très amusant d’avoir le corps d’un oisillon.
L'orphelinat est très différent de ce qu'elle imaginait.
Rien de misérable…
Rien de lugubre...
Il s'agit bel et bien d'un troisième château.
Le style de l'architecture est comparable aux deux premiers.
Il est composé de trois corps de bâtiments en U, entourés d'arbres centenaires immenses.
Ils sont si proches qu'ils couvrent de leurs couronnes les bâtiments sans étages.
Florentine voit bien que l'architecte a dessiné les plans avec l'intention d'user les arbres pour le dissimuler.
Florentine n'aurait jamais pu le découvrir sans vision céleste.
La troisième pointe de l’étoile du pentagramme indique le lieu.
Il fait très beau aujourd'hui.
Les orphelines circulent librement.
Elles profitent du temps clément pour jouer dehors.
Elles sont faciles à reconnaître.
Elles portent toutes une chemise blanche qui tombe aux genoux.
L'habit est complété par une fine ceinture de cuir et des mocassins de peau.
Quel que soit leur âge, elles ont toutes un fourreau et une petite dague à la ceinture.
Elles sont coiffées à l'identique.
Elles portent un bandeau dans les cheveux qui varie de couleur selon le groupe d'âge.
Le détail le plus troublant est qu'elles sont toutes blondes.
Un bouquet de chevelures dorées...
Les petites filles s'amusent bruyamment comme tous les enfants heureux.
Des rondes…
Des chants...
Des courses...
Des cabrioles...
Des sauts...
Les plus jeunes ont environ trois ans.
Les plus âgées, douze...
Décidée à les voir de plus près, Florentine déploie ses petites ailes.
Elle se pose près d'un petit groupe.
Une fillette d'environ sept ans la voit aussitôt.
Elle lui tend la main.
Florentine n'hésite pas.
Elle se pose sur le petit doigt.
— Bonjour, petite mésange..., dit l'enfant de sa douce voix.
Florentine veut répondre d'un bonjour humain.
De sa gorge, ne sort qu'un petit chant.
— Qu'est-ce que tu viens faire ici..? Tu es venue nous regarder jouer..?
Florentine n'est pas effrayée.
La petite fille est si jolie.
Si douce…
Elle rayonne de vie.
— Tu veux un petit bisou..?
L'enfant qui la caresse délicatement d’un doigt avance ses lèvres.
Florentine hésite.
Elle avance le bec à son tour.
Elle effleure à peine les petites lèvres et s'envole aussitôt.
Elle retrouve une branche d'arbre plus éloignée.
L'émotion est forte.
Le contact avec la petite orpheline l'a bouleversée.
Elle cherche à se calmer.
Chanter l'aide à retrouver ses esprits.
Elle laisse l'instinct de l'animal choisir les sonorités.
Dès que ça va mieux, elle retourne explorer.
Il est facile pour un petit oiseau de se poser sur le rebord des fenêtres ouvertes et de regarder à l'intérieur.
L'observation lui apprend que les trois bâtiments sont organisés selon les âges.
Le bâtiment du fond sert de pouponnière.
On y trouve les nouveaux nés et les petites jusqu'à l'âge de trois ans.
Des jeunes femmes, entre vingt et trente ans, circulent librement.
Florentine comprend qu'on les appelle les mamans.
Ces femmes, très naturelles, portent de simples chemises blanches qui s'ouvrent sur le devant.
Elles offrent volontiers leurs seins, gorgés de lait, aux nourrissons.
Elles jouent sur les tapis couverts de coussins.
À l'intérieur, les petites filles sont nues.
Elles se bousculent.
Tombent…
Se relèvent...
Jouent...
Des pleurs…
Des cris...
Il règne dans cette grande maison beaucoup de confusion.
Les femmes entrent et sortent allègrement.
Elles logent aussi dans ce bâtiment.
Florentine compte les grands lits.
Toujours le même principe d'organisation.
Il faut vingt-et-une jeunes femmes pour s'occuper de tous les enfants de l'orphelinat.
Vingt-et-une mamans…
Côté cour, le second bâtiment est un peu moins confus.
Ces orphelines ont entre trois et sept ans.
La première salle est le dortoir.
Toujours le même nombre.
Florentine compte vingt-et-un petits lits.
L’espace sert également de salle de jeux.
Les activités varient.
Des jouets en bois...
Beaucoup de cubes et d'objets à empiler...
Pas de poupées ou d'activités modernes...
Ensuite, une salle à manger avec un âtre et tout le nécessaire pour cuisiner.
Du mobilier pour les préparatifs…
Des armoires...
Une longue table...
Des bancs...
Florentine est choquée de voir des petites de cinq ans peler des pommes de terre et découper des carottes en usant de couteaux affûtés.
Sans une seule maman pour les superviser...
Après la salle commune, c'est la salle d'étude qui sert également de bibliothèque.
Des centaines de livres couvrent les parois.
Des pupitres…
Des fauteuils...
Florentine est surprise en observant une petite fille plongée dans un grand volume qui présente des formules mathématiques.
Elle, qui est si nulle en maths...
On le lui a tellement répété.
Elle se met à chanter de dépit.
Une autre orpheline étudie un grand album sur l'anatomie humaine.
La représentation des sexes humains est très réaliste.
Sa voisine, une petite de six ans est plongée dans un grand livre imagé qui lui rappelle celui découvert au petit château.
Des couples exotiques font l'amour de mille façons.
La gamine a remonté sa chemise.
Tout en lisant, elle se caresse le con, sans troubler ses camarades pour autant.
Le troisième bâtiment, côté jardin, regroupe les plus grandes.
Elles vont de huit à douze ans.
L'espace est une copie du bâtiment des moyennes.
Les trois activités de base organisent la maison.
Dormir et jouer dans le dortoir...
Cuisiner, boire et manger dans le réfectoire...
S’éduquer dans la bibliothèque...
Florentine découvre des pupitres mais aussi des établis pour bricoler.
Des marteaux...
Des scies...
Des vilebrequins...
Florentine observe deux filles qui travaillent des morceaux de bois.
Elles ajustent des tiroirs pour une commode en projet.
Une autre, plus loin, fait de la poterie.
Une quatrième actionne un métier à tisser.
Florentine réalise que tous les objets de base, jouets compris, sont fabriqués par les orphelines elles-mêmes.
Tout est source d'apprentissage.
L'orphelinat, ce n'est pas que ces trois grands bâtiments.
Les bois aux alentours offrent autant d’espaces de jeux et de découvertes.
Quelle étonnante école de la vie…
Florentine pense à son école de quartier.
Une institution grise et triste avec ses couloirs lugubres et ses professeurs désintéressés.
Interdiction de sortir...
Interdiction de courir…
Interdiction de parler...
La pause de vingt minutes sur une cour de béton.
Une cantine infecte…
De la violence...
Des harcèlements...
Des intimidations...
Le comportement d’animaux en cage...
Une prison...
Que sait-elle de la nature..?
Rien…
Absolument rien...
Incapable de nommer un arbre...
Incapable de nommer un oiseau…
Si la petite orpheline ne lui avait pas dit qu'elle était mésange, elle ne l'aurait pas su.
Florentine se trouve ignorante.
Elle ne sait pas user de ses mains pour fabriquer un objet usuel.
Elle ne sait même pas grimper à un arbre.
La constatation la déprime.
Ni force physique…
Ni intelligence...
Ni créativité...
Toutes ces petites filles blondes sont à l'opposé.
Florentine ne peut pas leur parler mais elle devine qu'elles savent beaucoup de choses.
Elles passent les treize premières années de leur vie à grandir en accumulant des savoirs.
À vivre des expériences uniques dans une liberté extraordinaire…
Pas de parents...
Pas de tuteurs...
Juste quelques jeunes femmes pour les guider...
À l'orphelinat, elles peuvent, à tout moment, courir dans les bois.
Grimper aux arbres…
Nager dans l'étang...
Monter sur un poulain...
Sans supervision…
Sans contrôle parental...
Elles sont confrontées à tous les dangers de la nature.
Tomber...
Se blesser...
Saigner...
Apprendre par expérimentation...
S'éduquer pour soi-même et non pas pour faire plaisir à un parent.
De retour dans la cour centrale, Florentine contemple avec émerveillement le lieu enchanté.
Elle calcule dans sa tête d'oiseau.
Vingt-et-une petites jusqu'à trois ans…
Vingt-et-une moyennes jusqu'à sept ans…
Vingt-et-une grandes jusqu'à l'âge de treize ans…
Il en manque à l'appel.
Leur nombre diminue avec le temps.
Les orphelines sont confrontées à la vie.
Mais, à la mort, aussi...
Florentine devine que si l'une de ces filles se tue.
Si elle tombe de trop haut.
Si elle se noie.
Ce n'est pas grave.
Le petit corps termine dans le broyeur.
Un nouveau bébé, créé à la clinique, viendra la remplacer.
Le nombre sera ajusté.
La mort n'est rien d'autre que la sélection naturelle des êtres.
Mourir jeune, pour la nature, c’est justement manquer de force, d'intelligence et d'imagination.
Chaque fille doit développer des capacités réelles pour affronter un monde hostile.
Choyer...
Protéger...
Cacher la vérité...
Cela n'aide en rien l'éducation des enfants.
Jacqueline le mentionnait l'autre nuit lorsqu'elles buvaient le sang de l'effroyable vieillard.
Une éducation atrophiée...
Le plan des mâles pour subjuguer les femelles...
En les privant de leurs capacités naturelles, il était plus aisé de les dominer.
De les enchaîner...
Florentine s'envole d'un coup d'ailes.
Elle a faim et soif.
Elle est fatiguée.
Elle prend un peu d'altitude.
Avec un peu d'altitude, l'orphelinat est de nouveau invisible.
Une perle rare dans un écrin fermé…
Un trésor à protéger...
Mésange, elle retrouve la grande allée qu'elle compte suivre jusqu'au grand château.
Un cri aigu dans son oreille…
Une serre...
Un épervier la tue.
Florentine se réveille au point de départ, le sommet du mausolée.
Dématérialisée, elle plane un court instant au-dessus de la pyramide dorée.
Un œil géant...
Il suffit d'apercevoir un animal pour pénétrer son esprit.
Florentine voit un pigeon perché en bordure de l'allée cavalière.
Elle est instantanément en lui.
La vision est très différente de celle d'une mésange.
Elle ajuste sa pensée.
Florentine médite l'attaque de l'épervier.
Elle n'a rien entendu.
Rien vu venir…
La prochaine fois, elle devra faire plus attention.
En pigeon roucoulant, Florentine se déplace vers une branche plus basse.
Sous elle, deux habits rouges, montés sur leurs grands chevaux, approchent au pas.
Elle entend la conversation des deux dianes qui passent à quelques mètres.
— Parfois, j'ai peur de partir…
— Pense plutôt à tout ce que tu vas faire...
Le pigeon fixe une monture.
Florentine tente de s'introduire dans le cheval.
Cela ne fonctionne pas.
Déçue, elle reste dans le corps du volatile pour les espionner.
— Faire quoi..?
— Des Ormes Rouges, tu en as maintenant fait le tour... Fille d’écurie… Fille de ferme… Diane rouge, à présent… Sept ans, ça suffit… Tu arrives à l'âge propice pour la découverte... Imagine le monde qui t'attend… Des milliards de gens… Et puis, tu vas commencer tes études... Sans compter tout ce qui vient avec… Des fêtes... Des sorties en boîtes de nuit… Techno... Rave… Tu peux t'habiller comme tu veux... Baiser qui tu veux… Conduire des véhicules... Voitures… Motos... Rouler vite… T'amuser, sans arrêt...
— Justement, c'est la multiplicité des choix qui m'inquiète... Est-ce que je vais être capable de choisir..?
— Tu ne peux pas tout faire... Tu ne peux pas être partout à la fois… Faire un choix, c'est justement un bout de l'épreuve... C'est ce qui nous manque, ici… Au haras, on n'a jamais le choix... Mais, je pense que c'est voulu… Apprendre, ce n'est pas choisir... Par contre, pour bien choisir, il faut avoir beaucoup appris… Nous n'avons pas besoin d'encore plus d'apprentissage... Je crois que tu vas trouver que… Dans ce vaste monde, tout est très facile… Surtout pour nous… Que savent-elles, ces autres filles nées à l'extérieur..? Rien du tout… Tu te souviens de la fille d'écurie que madame a amené..?
— Florentine..? L'amie de Pauline..?
— Cette fille, à quinze ans, elle ne sait rien… Rien du tout..! Honnêtement, ça m'énerve de la savoir parmi nous… D'après moi, elle est juste bonne pour le broyeur… En tout cas, elle est assez représentative des êtres qu'on va bientôt fréquenter… Ces filles, tu n'auras aucun mal à les dominer et à les écraser.
— Où est-ce qu'elle est..?
— Qui..?
— Florentine...
— D'après ce que je sais, elle fait la bonniche au château… Nous ne la reverrons plus...
— Je me demande pourquoi madame l’a gardée si longtemps… Les autres comme elle, c'était à peine quelques semaines…
— Je crois que c'est pour nous qu'elle le fait… Pour nous montrer la médiocrité des filles du dehors… La confirmation de notre supériorité...
— Elle a tué un homme... Ce n'est pas rien…
— C'est Pauline qui l'a tué... Cécile m'a tout raconté... Allez, on retourne… Les juments ont soif...
Les chevaux se lancent dans un trot léger.
Florentine les suit de loin, jusqu'à l'écurie côté cour.
Elle voit un cheval attaché près de l'enclos.
Elle tente de s'y déplacer.
Cette fois-ci, cela fonctionne.
Pourquoi pas avant..?
Accrochée par la bride à un anneau de métal, Florentine attend patiemment.
Elle s'amuse de la vision particulière du cheval qui est tellement différente de celle d'un oiseau.
Une excellente vision à cent quatre-vingt degrés.
Une fille d'écurie approche dans son dos.
Angeline…
Florentine est folle de joie.
Elle hennit.
Elle secoue la tête.
Elle frappe du pied.
Elle a envie de lui parler.
— Doucement, Cobalt… Qu'est-ce que t'as maintenant..? T'es heureux de me voir, c'est ça..?
Angeline s'empare de la bride.
Elle dirige l'étalon vers son box.
Florentine comprend mieux la situation.
Elle peut entrer dans le corps d'un animal uniquement s'il est mâle.
Les dianes ne montent que des juments.
— Je reviens tout de suite pour te brosser..., l'informe Angeline.
Florentine reçoit une caresse.
La fille d'écurie s'éloigne en chantonnant.
Florentine aimerait bien être de nouveau avec elle.
Serrer sa petite amie contre elle...
Lui faire sa toilette...
Lui parler...
Mais, elle ne pourrait pas faire tout ce qu'elle fait à présent.
S’introduire dans un animal est une expérience extraordinaire…
Est-ce que les autres filles de la secte le font aussi..?
Florentine a très envie d'entrer dans Hydrogène, son étalon.
Elle le fera s’il entre dans son champ de vision.
Elle pense à l'amour avec lui.
L'image de sa bouche d’adolescente suçant la verge tendue de l'animal.
Un frisson agite Cobalt.
Il agite sa crinière.
Il se met à bander.
Les pensées de Florentine l'excitent.
Elle réalise que son étalon était souvent habité par un esprit.
Par madame..?
Par une autre..?
Cobalt se calme aussitôt.
Il est fatigué.
Il baisse le nez.
Il bloque ses pattes.
Il s'endort.
Florentine quitte le monde animal.
Elle se réveille dans la nuit.