Sous les caresses, la pensée s'éveille après un long sommeil.
Les sens suivent, peu après.
La lumière est si intense que l’éblouissement aveugle.
Les paupières refusent de se lever.
Le corps est douloureux.
Chaque caresse étrangère irrite la chair.
Elle n'en veut pas.
Elle ne veut pas se laisser toucher.
Les cajoleries reviennent sans cesse.
Son bras…
Son ventre...
Sa cuisse...
L’enfant est pelotonné sur lui-même.
Un fœtus lourd et ankylosé…
Ouvrir les yeux reste impossible.
Chaque rayon de soleil agresse ses pupilles.
Elle sent un corps se coller contre le sien.
De la chaleur humaine…
Peau contre peau...
Une respiration dans son cou...
Des paroles...
— Il est temps de te réveiller, mon petit chaton…
La voix de Jacqueline est comparable à des sels d'ammonium sous le nez.
Le cerveau quitte sa torpeur.
Un afflux chimique puissant…
Une forte dose d'adrénaline...
Son cœur accélère sous l'emprise.
Ses muscles bougent en saccade.
Un allongement…
Une rotation...
Un étirement...
Elle est face à Jacqueline.
La lumière est moins intense de ce côté.
Les paupières sont encore lourdes.
Quelques battements de cils…
— Embrasse-moi, ma petite chérie...
Des lèvres contre les siennes...
Une langue force l'ouverture de sa bouche.
Après l'adrénaline, la dopamine…
Le plaisir coule en elle.
Elle se laisse embrasser.
Le cocktail chimique est suffisant pour l'apaiser.
Les sens redémarrent.
Le toucher…
L'odorat...
Le goût...
L'ouïe...
La vue, enfin…
Un visage qui passe du flou au net.
Jacqueline a la tête posée sur son oreiller.
Elle la regarde s'éveiller.
— Comment vas-tu ce matin..? As-tu bien dormi..? J'envie ton sommeil de plomb... J'ai toujours mes insomnies, tu sais… Je me lève dans la nuit... Je tourne en rond... J'ai tout le temps envie de t'aimer... Mais, je sais que tu as besoin de te reposer.
Le visage de Jacqueline, si proche du sien, attise chez l’adolescente un souvenir brûlant.
Elle pense au premier matin chez cette femme.
Se réveiller dans un lit étranger avec une femme plus âgée à ses côtés.
Jacqueline…
Ex nihilo...
Une femme adulte qui la couvre de baisers.
Qui laisse ses mains s'aventurer sur son corps innocent.
Elle éloigne son visage.
Elle ne veut pas se laisser déborder par la sensualité.
Où était-elle dans son rêve fantastique..?
Dans une clinique…
Dans le corps d'un petit bébé...
Des femmes vampires buvaient son sang.
— J'ai très envie de toi, mon amour… Mais, laisse-moi d'abord aller pisser... On a trop bu, hier soir… Ma vessie va éclater...
Jacqueline écarte le drap.
Elle se tourne.
Elle se lève.
La jeune fille est choquée.
Ce n'est pas le corps de la femme qu'elle connaît.
Celle-ci est âgé.
Une vieille femme, toute ridée…
Toute fripée...
Des fesses pendantes...
Des veines gonflées...
Des varices violacées...
Incrédule, elle la suit des yeux jusqu’à la porte de côté.
Elle se redresse contre l'oreiller.
Elle ne connaît pas ce lieu.
Le lit double est dans une chambre, petite et ordinaire.
Beaucoup d'habits éparpillés…
Quelques meubles dépareillés...
Des bibelots bon marché...
Jacqueline a laissé la porte de la salle de bain ouverte.
Elle entend le sifflement impudique de l'urine dans la cuvette.
La femme revient sans faire la chasse d'eau.
L’adolescente la découvre de face.
Jacqueline a des cheveux blancs.
Le visage ridé...
Les seins pendants...
Le ventre flasque...
Le pubis grisonnant…
Des petites lèvres épaisses qui dépassent de son intimité.
— Qu'est-ce que t'as, ma chérie..? On dirait que tu me vois pour la première fois…
— Je…
— Allez, vas-y de ton cantique... Je ne fais pas la chasse d'eau, c'est pour économiser l'eau… L'odeur de pisse, ça ne me dérange pas… Au contraire...
Hésitante à se lever, nue, dans ce lieu étranger, l’adolescente serre le drap contre elle.
Jacqueline revient dans le lit qui grince sous son poids.
De savoir cette vieille femme si proche la force à bouger.
Elle pose un pied à terre, puis l'autre.
Le parquet rugueux est froid.
Elle est debout.
Prise d'un vertige, elle titube.
Elle s'accroche à la table de chevet.
— T'as vraiment trop bu, hier..., commente Jacqueline. Tu devrais connaître tes limites... Depuis le temps...
L'adolescente ne se sent pas ivre.
Elle a juste des difficultés à se tenir droite.
Elle pose une main sur le cadre du lit en métal.
Elle aussi a une forte envie d'uriner.
Elle avance à pas hésitants vers la salle de bain.
La pièce d'eau est petite.
En désordre…
Des petites bouteilles et des pots de crème empilés...
Tubes évidés…
Accessoires de maquillage éparpillés...
De la crasse au sol…
Dans la baignoire…
Autour du lavabo…
Elle voit la cuvette avec la lunette baissée.
L'urine jaune de Jacqueline au fond.
Elle s'assoit pour se soulager.
Elle penche le nez vers le sol carrelé.
L’intérieur de son avant-bras gauche est tatoué.
Une série de neuf chiffres désordonnés, alignés par rangées de trois...
2 9 4
7 5 3
6 1 8
et trois six, en triangle, un peu plus bas...
6
6 6
Le long de son avant-bras droit est tatoué la formule...
Rien n'est vrai, tout est permis
Elle ne comprend pas la signification.
Elle relâche sa vessie.
La pisse coule enfin.
Un soulagement…
Elle a le réflexe de vouloir s'essuyer.
Juste le rouleau en carton...
Pas de papier…
Elle se lève en l'état.
Elle fait tourner le robinet du petit lavabo.
Elle se rince les doigts.
Elle lève le nez.
La vision d'elle-même dans le vieux miroir fendu la transperce à la manière d'une dague plantée dans son sein.
Le visage de Flavie…
Ses yeux bleus...
Ses traits d'avant…
La teinte des cheveux est différente.
Un roux trop flamboyant pour être naturel...
Une coupe hirsute de garçon...
C'est pourtant bien elle...
Juste un peu changée...
Un peu plus âgée…
Plus fatiguée...
Plus dure de traits...
Elle a un anneau à travers la narine droite.
Bouleversée, Flavie revient dans la chambre.
Jacqueline est allongée sur le dos.
Elle a écarté le drap.
Sans pudeur aucune, elle lui présente sa vulve, bien ouverte.
Elle écarte de deux doigts ses petites lèvres charnues.
Sous cet angle, Flavie est capable de voir jusqu'à son vestibule.
Un long clitoris dépasse sous le capuchon.
L'adolescente est choquée sans l'être véritablement.
L'image est familière même si elle ne comprend pas comment.
— Tu viens faire ma petite toilette..? supplie la vieille femme.
Flavie est déstabilisée.
Elle regarde autour d'elle.
Quel est cet endroit..?
Comment est-elle arrivée ici..?
Elle fixe Jacqueline.
Elle fixe son con ouvert.
Fille de Loth, l'adolescente est figée en statue de sel.
Incapable de bouger…
— Viens, ma petite chérie..., insiste Jacqueline. Viens voir ta Mamie Nova… Viens lécher son petit pot de crème...
— Où… Où suis-je..?
Jacqueline grimace d'incompréhension.
Elle referme ses cuisses.
Elle se couvre du drap.
— T'es chez moi, mon petit chaton…
— Je suis perdue...
— Non, tu es sauvée… Ouvre un peu la fenêtre pour prendre un bol d'air... Mais après, j'ai besoin de toi… T'as pris des drogues, hier..? Tu sais que ce n'est pas bon pour toi… Tu m'avais promis d'arrêter cette merde...
Flavie se tourne vers l'unique fenêtre de la chambre.
Un modèle à crémone ancienne…
La peinture est écaillée.
Elle s'en approche.
Indifférente au temps qu'il pourrait faire à l'extérieur, elle ouvre un pan.
L'air froid assaille son corps nu.
Une chair de poule instantanée…
Ses mamelons raidissent.
Elle se penche à l'extérieur.
De l'étage élevé, elle voit une place en forme d’étoile.
Des immeubles anciens en bordure...
Une imposante statue de Jeanne d'Arc au centre...
Un manège de chevaux de bois…
Des commerces...
Des cafés...
Des véhicules en stationnement…
Elle reconnaît un lieu populaire de l'agglomération.
La ville où elle est née.
— Ferme vite, ma chérie… J'ai super froid...
Flavie referme la fenêtre.
Toute perplexe de sa situation, elle se retourne.
La vieille femme ouvre de nouveau ses bras.
Des poils blancs, sous ses aisselles…
Des verrues noires, par endroits...
— Viens..., supplie Jacqueline. Pourquoi tu me fais languir, comme ça..? Qu'est-ce que t'as donc..?
— J'ai faim..., répond Flavie.
— Après, si tu veux… On ira en bas prendre un chocolat chaud et un croissant... Viens au moins me faire un petit câlin…
Flavie soupire devant l'insistance.
Elle revient contre le lit.
Elle dévisage la femme.
Il s'agit bien de madame.
Jacqueline...
Ses traits familiers…
Sa voix...
Ses cheveux gris sont décoiffés.
Son visage est toujours aussi plaisant même s'il est ravagé par le temps.
— Vous avez quel âge, Jacqueline..?
La femme ouvre d’étonnement ses grands yeux bleus.
— Qu'est-ce que tu dis..?
— Euh, madame… Pardon… Vous avez quel âge, madame..?
— De qui parles-tu, exactement..? Tu débloques complètement, ma fille…
— De vous...
— Pourquoi tu me vouvoies, subitement..? Qu'est-ce que tu as..? Tu es toute bizarre, ce matin…
Inquiète du comportement, la femme se redresse.
— Moi, je suis bizarre..?! C'est vous plutôt..., se défend Flavie, presque énervée.
Jacqueline est sidérée.
— C'est comme si tu ne savais plus où tu étais… Tu ne sais plus qui je suis..?
— Dites-le moi, alors…
La femme descend un peu plus loin sous le drap.
Elle plie le bras pour soutenir sa tête.
— Je suis Jeanne… Jeanne Moreau... T'es ici chez moi...
— Jeanne Moreau..? s'étonne Flavie, à la limite de rigoler.
— J'ai le même nom que la vieille actrice de cinéma… Tu me nargues assez, avec ça… Arrête de faire ton théâtre, Jeanne… Je t'aime côté cour, Jeanne… Je t'aime côté jardin… La Nuit… Les Amants… Sauf que moi, je ne suis pas une star mais rien qu'une vieille catin...
Flavie fronce des sourcils.
— Et moi, je suis qui..?
— Tu es ma Flavie… Tu es ma petite chérie… Mon petit chaton sauvage...
Flavie s'assoit sur le bord du lit.
Que fait-elle ici..?
Qu’est devenu le Haras des Ormes Rouges..?
Florentine...
Les aphrodites...
La marquise de Mortes-eaux...
De désespoir, elle prend sa tête entre les mains.
Elle a envie de pleurer mais pas une larme ne vient.
Jeanne la tire doucement à elle.
— Oh-la-la, ça ne va pas du tout… Je ne sais pas ce qu'Armand t'a refilé, mais ça ne t'a pas réussi… Viens t'allonger contre moi...
Prise d'étourdissements, Flavie accepte.
Elle se glisse sous le drap.
Elle pose la tête sur l'oreiller jauni.
Jeanne s'approche d'elle.
Flavie fixe le plafond fissuré, à la peinture écaillée.
— Qu'est-ce que je fais ici..? demande Flavie d'une voix presque désespérée.
— Tu es chez moi… Je ne sais pas ce que tu veux entendre, Flavie... Tu vis avec moi… C’est tout...
— Depuis quand..?
— Presque un an…
— Un an..?! Ce n'est pas possible…
Flavie ferme les yeux.
Elle ne comprend plus rien.
Les souvenirs s'entrechoquent.
Elle voit Jacqueline, jeune, belle et riche.
Clotilde...
Angeline...
Pauline...
Colette...
Benoîte...
Caroline...
Elle n'a aucun souvenir de vivre chez cette curieuse Jeanne.
Et pourtant, elle la connaît intimement.
Elles ont eu des activités libertines.
Flavie connaît ses goûts particuliers.
Elle a enfoncé sa main dans son con.
Elle a léché son cul.
Un frisson…
— Comment est-ce qu'on s'est rencontrées..?
— Je crois que tu as perdu la tête, mon petit chaton… T'as un trou de mémoire..? Ou bien, tu te moques encore de moi… Tu veux me jouer un tour… Je sais que tu ne manques pas d'imagination... C'est toi qui devrait être actrice… Ou, au moins, écrire pour la télévision...
— Réponds-moi, s'il vous… S'il te plaît...
— D'accord, si c'est comme ça que tu veux jouer… Nous nous sommes rencontrées à la gare... Tu te souviens..?
— Oui.
— Tu vois que ça te revient… Je commençais vraiment à m'inquiéter...
— Quelle gare..? La gare d’ici..?
— Devant les toilettes publiques... Tu voulais cinquante euros pour prendre le train… Je t'ai demandé si tu fuguais, parce que t'avais ta petite besace à l'épaule... Tu m'as dit oui… Alors, je t'ai invitée à venir plutôt chez moi...
Flavie se redresse d'un élan.
— Mon sac… Il est là..?
— Oui… Hier soir, tu l'avais en tout cas...
Flavie saute hors du lit.
Elle cherche hâtivement parmi les affaires au sol.
Au pied d'une chaise de paille, elle trouve son sac de toile.
Avec le sigle anarchiste, au feutre noir...
Augmenté, depuis, d'un pentacle...
Des écussons de groupes de hard rock, Black Sabbath, Judas Priest, Iron Maiden...
Elle l'ouvre.
Il est rempli d'objets qu'elle ne reconnaît pas.
Un portefeuille à fermeture velcro…
Un téléphone portable à l'écran craquelé...
Un paquet de cigarettes Marlboro...
Un briquet métallique de marque Zippo orné d’un Belzébuth…
Un jouet érotique rose à vibration...
Un petit tube de lubrifiant…
Des préservatifs...
Des affaires de maquillage…
Des épingles à cheveux...
Des rubans...
Dans la poche de côté, elle trouve sa carte d'identité et son médaillon doré.
— Ma médaille..!
Flavie est euphorique.
L'objet est si puissant qu'il balaie toute l'expérience confuse de son esprit.
L'objet déclenche la transmutation.
Une catharsis, libération des traumatismes affectifs refoulés...
L'objet la ramène à la réalité.
Elle passe la chaîne autour de son cou.
— Je croyais que tu la détestais..., s'étonne Jeanne.
— J'ai dit ça, moi..? Quand..?
— C'est le médaillon de ta mère…
— Oui...
— Je vais te dire un truc, Flavie… Tu changes d'avis comme de chaussettes... Bon, tant pis pour la toilette du minou... T'es pas dans ton assiette ce matin, message bien reçu… J'ai besoin d'un bon café, moi aussi...
Agitée, Jeanne quitte le lit.
Elle fait deux pas vers le fond de la pièce.
Elle ouvre un tiroir de sa commode.
Elle enfile une grosse culotte beige.
Flavie la regarde faire.
— Allez, habille-toi, toi aussi..., lui ordonne la femme.
— Mes habits..?
Jeanne lève les bras au ciel comme si Flavie était un cas mental.
— Le tiroir du bas…
Flavie approche de la vieille femme qui, après avoir enfilé son soutien-gorge bon marché, ramasse quelques habits au sol.
Flavie ouvre le tiroir du bas.
Des culottes blanches en coton...
Des soutiens-gorge...
Des socquettes...
Une paire de jeans...
Des t-shirts noirs…
Plié dans le coin, son hoodie noir...
— Pour te punir, tu t'occuperas du linge, cet après-midi..., commande Jeanne. Je te donnerai des pièces pour la laverie...
Flavie ne l'écoute pas.
Elle enfile une culotte.
Un soutien-gorge…
Heureuse de retrouver le confort vestimentaire qui lui manquait, elle enfile son jean déchiré aux genoux.
Un t-shirt noir orné du symbole du chaos…
Son hoodie noir...
Une paire de socquettes blanches...
Ses Converse basses sans lacets...
En un an, elle a grandi.
Le sweat à capuche est serré à la poitrine.
Les autres vêtements sont à sa taille.
— Pourquoi tu portes ce vieux machin..? Tu m'as dit que tu allais le jeter…
— Je veux le mettre, aujourd'hui...
Jeanne hausse des épaules.
Flavie passe dans la salle de bain pour se coiffer.
Elle mouille ses cheveux roux.
Elle les peigne vers l'arrière.
Elle les fixe de deux barrettes enfantines, au motif de petit chaton.
Devant le miroir, elle est prise d'une joie nouvelle.
Elle ressemble à elle-même.
Elle se retrouve enfin.
Visage…
Coiffure...
Habits...
Elle ne comprend rien mais elle ne veut pas comprendre.
Elle revit.
Flavie revient dans la petite chambre.
Jeanne est habillée.
Pantalon clair...
Un pull fin à col roulé...
Elle se coiffe devant le petit miroir posé sur la commode.
Satisfaite, elle prend le bandeau de velours noir qu'elle glisse dans ses longs cheveux gris.
Elle quitte la pièce.
Flavie la suit avec son sac en bandoulière.
L'unique autre pièce sert de salon avec un petit coin cuisine improvisé.
Écran de télévision à tube cathodique…
Canapé vert foncé râpé…
Tout chez Jeanne est désordonné...
Une accumulation d’objets dans un décor sombre et poussiéreux...
Flavie pose une main sur son thorax.
Elle sent le médaillon de sa mère sous le tissu.
Jeanne organise ses affaires personnelles avant de sortir.
Elle attrape son sac de cuir.
Elle fouille à l'intérieur.
Elle trouve ses clés.
Elle enfile une veste molletonnée.
Sur le mur, la reproduction d'un tableau ancien attire l'attention de Flavie.
Il représente un vieil homme entouré de deux jeunes femmes nues.
Un renard les regarde.
À l'arrière-plan, une ville brûle.
Devant les murs, une statue blanche...
— On est quel jour..? demande Flavie.
Jeanne secoue la tête d'incompréhension et de dépit.
— Aujourd'hui, c'est samedi… Alors, si t'as oublié même ça, aussi… C'est ton anniversaire, ma petite chérie...