Flavie suit Jeanne qui ferme sa porte à clé.
L'immeuble étroit du centre-ville est ancien.
Sans ascenseur, la cage d'escalier n'a jamais reçue de rénovations.
Le rez-de-chaussée n'est qu'un mince couloir, bordé d'un côté par des boîtes à lettres de fer.
Le fond du passage sent l'urine.
La porte d'entrée laisse libre accès.
Une fois dans la rue, Flavie respire un grand bol d'air frais qui la requinque immédiatement.
Jeanne prend le devant.
Flavie la suit en retrait, en observant autour d'elle.
Chaque détail est une découverte.
Tout est nouveau, même si tout est familier.
Elles traversent la place.
Le manège de chevaux de bois à l'ancienne n'a pas encore démarré.
Organisés en course hippique, les chevaux sont figés au grand galop.
Le noir porte le numéro 8.
Peint sur la guérite du caissier, la lune de Méliès avec sa fusée plantée dans l’œil gauche.
Flavie admire ensuite l'imposante statue de l'héroïne de la France, épée levée, montée sur son destrier.
Un tagueur a décoré la base du monument de hiéroglyphes modernes.
Un voyou a ajouté le mot salope en gros, à la bombe.
Enfin, de l'autre côté de la place, qui commence à s'animer lentement, se trouve le Café des Ormes Rouges.
Flavie découvre l'établissement.
L'estaminet est décoré de panneaux de bois rouges foncés qui encadrent les petites fenêtres à rideaux brodés.
Pour attirer le passant, une statue en bois d'un peau-rouge des Amériques, ancienne publicité de bureau de tabac américain, garde l'entrée.
Jeanne pousse la porte.
Un son de clochette familier…
L'intérieur du bistrot est traditionnel.
Un comptoir de zinc sur la droite avec tout l'attirail d'un débit de boissons...
Des petites tables rondes recouvertes de marbre blanc...
Des chaises en bois…
Des cendriers Cinzano...
Jeanne s'installe près de la fenêtre.
Flavie lui fait face.
Elle jette un coup d'œil circulaire au décor.
Les murs sont jaunis par le temps et la nicotine.
Des grands miroirs...
Quelques publicités anciennes...
Byrrh...
Dubonnet...
Picon...
Des photos en noir et blanc de chevaux de course...
Un drapeau du Canada...
— Capucine..., appelle Jeanne, en se tournant vers le comptoir.
Le cœur battant, Flavie se tourne dans la même direction.
Une jeune femme approche.
Jeans délavé...
Débardeur blanc échancré...
Un tablier vert autour de la taille…
Son décolleté est profond.
On devine une poitrine généreuse qu'elle n'hésite pas à mettre en valeur.
Ce n'est pourtant pas la Capucine de son imagination.
Celle-ci est moins jolie.
Un peu grassouillette…
Mal peignée...
— Bonjour, Capucine… Un grand café, un chocolat chaud et deux croissants... Et deux grands verres d'eau du robinet...
— Salut, la duègne… Ça va bien..?
Capucine se penche vers Jeanne.
Les femmes se font la bise.
— Couci-couça… Un réveil difficile ce matin..., répond Jeanne, en grimaçant.
— Salut, Flavie...
L'adolescente est surprise d'entendre son prénom.
Par réflexe, elle cherche le ruban autour de son cou.
Elle se laisse embrasser sur les joues.
— Eh bien, pas un mot gentil..., commente Capucine sur un ton critique. Vous n'avez pas l'air d'être dans vos assiettes toutes les deux...
Flavie reconnaît la voix de la jeune serveuse.
Capucine, hécate verte, qui lui présente ses seins.
— On a un peu trop fait la fête..., explique Jeanne.
— Je n'ose même pas demander...
Capucine affiche un air narquois avant de retourner vers le comptoir.
Flavie cherche à comprendre.
Jeanne pose une main ridée sur celle de l'adolescente.
— Qu'est-ce qui ne va pas, ma chérie..? Tu es toute différente, aujourd’hui…
— Je ne sais pas...
— À mon avis, tu vas avoir tes règles...
Flavie fronce des sourcils.
Elle n'a pas eu de menstruations depuis…
Elle ne sait plus.
— Je ne crois pas...
— Va mettre un tampon… C'est sûrement ça... C'est la nouvelle lune aujourd'hui, tu sais… Ça joue pour nous...
Flavie voit la porte marquée WC en bordure de salle.
Jeanne ouvre son sac à main.
Elle sort un étui à cigarettes doré et un briquet Dupont.
Elle s'allume une Gitane Rouge.
Elle recrache un nuage de fumée.
Flavie réalise subitement que cette femme ne porte pas de lunettes.
— Vas-y, mon petit chaton… Tu seras moins inquiète, après...
Flavie se lève.
Elle prend sa besace avec elle.
Elle traverse la salle.
Quelques clients anodins la regardent passer.
Elle pousse la porte.
Un couloir sombre…
Plus loin, un petit lavabo avec un savon jaune mural...
Flavie se lave les mains.
Dans le miroir, ébréché sur les côtés, elle observe son visage de près.
Les cernes sous les yeux…
La cicatrice en bordure du cou...
L'anneau qui transperce son nez.
Sa bouche est pâteuse.
Elle a faim.
Mais, de quoi..?
Elle laisse couler un peu d'eau.
Elle boit une gorgée à même le robinet.
L'eau a un goût métallique.
Elle coupe le débit.
Pas d'essuie-mains…
Elle sèche sa bouche d'un revers de manche.
Elle frotte les mains sur l'arrière de son pantalon.
Elle avance vers les cabinets.
Deux portes…
L'une est marquée, Salon des Messieurs, au feutre noir, avec un grand H délavé, en dessous.
L'autre est marquée, Cabinet des Curiosités, avec un grand F, presque effacé.
Flavie tire celle-ci.
Dans l'espace étroit, une cuvette de porcelaine blanche d'un modèle ancien…
Un œil dessiné sur le niveau plat...
Une chasse d'eau élevée, avec une chaîne et une poignée à tirer...
Pas de lunette…
Flavie pousse le loquet.
L'endroit sent la pisse.
Elle ouvre sa besace.
Elle fouille parmi ses affaires.
Elle trouve un tampon o.b.
Encore debout, elle baisse son pantalon et sa culotte de coton.
En se penchant en avant, elle découvre qu'elle a un tatouage entre le nombril et le haut de son pubis épais.
Elle lit...
9
9 8 I
I
Elle cherche d'autres marques.
À l'intérieur de ses cuisses, elle trouve un mot tatoué sur chacune d'elles.
Ils sont écrits verticalement et se font face.
Elle les lit à l'envers pour déchiffrer...
M
S A
E G
X I
C
Confuse, Flavie insère le tampon dans son vagin.
Elle s'habille en vitesse.
Elle retourne dans la salle du café sans se laver les mains.
La petite table est servie.
Deux croissants dans un petit panier...
Deux grandes tasses blanches...
Deux verres d'eau…
Flavie retrouve sa place.
Jeanne fume tranquillement.
L'adolescente n'ose pas la regarder.
Elle baisse la tête.
Elle voit le liquide marron épais dans sa tasse.
Elle est dégoûtée.
— Une assiette anglaise, s'il vous plaît, mademoiselle...
Flavie se tourne en direction des paroles.
Debout au comptoir, un homme d'une cinquantaine d'années vient de commander.
Il porte un costume sombre.
Des cheveux gris…
Une paire de lunettes à monture métallique...
Il se tourne vers Flavie.
Il lui sourit.
Ils échangent un regard.
Flavie détourne le sien.
Un frisson violent la secoue qu'elle ne s'explique pas.
Elle ouvre sa besace.
Elle fouille.
— Qu'est-ce que tu cherches, mon petit chaton..? demande Jeanne.
— Ma carte d'identité...
— Détends-toi, ma chérie… Tu ne crains rien aux Ormes Rouges...
Flavie la trouve enfin.
Elle vérifie.
C'est bien la sienne.
Son nom…
Fl...
Son adresse...
Lav...
Sa date de naissance...
I...
— On est le combien..? demande-t-elle à Jeanne.
— Le quinze… Je te l'ai dit...
Jeanne repose la main sur celle de Flavie.
— Qu'est-ce que tu veux faire aujourd'hui..? On peut faire tout ce que tu veux… Tout ce qui te fait plaisir… Un film..? Une balade en forêt..? Rester au lit..?
— Je veux rentrer à la maison.
— Quoi..?
— Je veux rentrer chez moi.
— Chez tes parents..?
— Oui.
La vieille femme est choquée.
Elle repose sa tasse nerveusement.
— Mais pourquoi, enfin..? Pas aujourd'hui…
— J'en ai assez de tout ça..!
Perdue dans son monde, Flavie ne sait pas argumenter.
Elle n'ajoute rien.
Jeanne affiche un visage attristé.
— Tu n'es plus bien, avec moi..?
— Je ne sais pas...
Jeanne allume une deuxième cigarette.
— Je m'en doutais ces derniers temps..., dit-elle, en soufflant la fumée. Je veux dire… Partager la vie d'une vieille catin… On finit toujours par s'en lasser...
— Je suis désolée.
— On en a déjà parlé mille fois… Qu'est-ce que tu vas trouver de plus chez toi..? Plus d'amour qu'avec moi..? Plus de liberté..? Plus de joie..? Je ne crois pas… Tes parents vont te remettre sur les rails de cette putain de société carcérale... T'obliger à aller à l'école… À la messe... Pourquoi voudrais-tu retourner dans cette prison..?
— Je veux…
— Tu veux quoi..?
Jeanne écrase sa cigarette de déception.
— Je veux juste les revoir… Juste aujourd'hui… Pour voir s'ils vont bien...
— Tu sais que t'es encore mineure, ma chérie… S'ils te mettent la main dessus, ils ne vont pas te laisser partir... Ils vont user de leurs droits...
— Juste les voir… Juste pour dire un mot...
— Pour leur dire quoi, exactement..?
— Je ne sais pas… Je ne sais plus où j'en suis...
Flavie se prend la tête à deux mains.
Jeanne grimace.
Elle avale une nouvelle gorgée de son café.
Elle grignote une oreille de son croissant.
Flavie relève la tête.
Elle a faim mais elle n'arrive pas à avaler ce genre de nourriture.
Elle se tourne vers l'homme qui mord à pleines dents dans une tranche de jambon rose.
Il lui sourit de nouveau, en mâchant lentement.
Flavie est écœurée.
Elle se lève brusquement.
— Au revoir, Jacqueline...
Flavie se penche en avant.
Elle pose un baiser rapide sur la joue de la vieille femme, déconcertée par son attitude inexplicable.
L'adolescente attrape sa besace.
Elle sort dans la rue.
Jeanne écarte le rideau d'un doigt.
Elle grimace en regardant Flavie s'éloigner à grands pas.
Capucine arrive à sa hauteur.
— Elle te quitte, c'est ça..?
— Elle va revenir… Les petites demoiselles reviennent toujours chez moi...
Flavie traverse la place d'un pas décidé.
Elle réfléchit.
Les idées s'emmêlent dans son esprit.
Elle est Flavie.
Elle est absolument certaine de cela.
Donc, elle n'est pas morte.
Si elle n'est pas morte, Constance, sa demi-sœur, n'est pas morte, elle aussi.
Un énorme soulagement...
C'est quoi, en gros, sa vie actuelle..?
Une fugue…
Une galère...
Mendier à la gare...
Mendier aux pieds de la statue de Jeanne d'Arc…
Vivre chez une vieille prostituée, lesbienne de surcroît...
Payer sa pension avec son corps d'adolescente…
Faire la fête...
Fumer…
Se droguer d'hallucinogènes...
Avec des filles…
Avec des garçons...
Est-ce que cela tient debout..?
Un abus de substances pour expliquer la confusion dans son esprit..?
Si c'est le cas, elle peut s'en sortir.
Expliquer à ses parents tout ce qui lui est arrivé.
La folie d'une crise d'adolescence…
Ce n'est pas génial comme départ dans la vie mais ça peut être corrigé.
Un traitement médical…
Une clinique de désintoxication...
Flavie ralentit.
La clinique…
Une idée la détourne de son chemin.
La pharmacie au coin de la rue est ouverte.
Elle pousse la porte vitrée.
Un son de clochette…
Pas de clients...
Juste une jeune femme en blouse blanche derrière le comptoir...
Elle lui sourit.
Elle est très jolie.
— Bonjour… Je peux t'aider..?
Flavie hésite.
Elle s'approche timidement.
— Euh… Je… Je voudrais…
Flavie regarde autour d'elle.
— Qu'est-ce que tu veux..?
— Une pilule...
La jeune femme prend un air sérieux.
— Tu veux une pilule du lendemain..? Tu as eu un rapport..?
— Oui… C'est possible..?
— Si tu es mineure, c'est même gratuit… Et tes parents ne seront pas informés...
— Vous avez quoi..? C'est un peu nouveau pour moi…
La jeune femme sourit.
— Je vais te montrer… Ne bouge pas...
Elle s'éloigne un moment.
Flavie la voit chercher dans un tiroir d'un meuble du fond.
Elle revient avec un paquet de NorLevo.
— Voilà… Une seule pilule à avaler… Rien de plus simple... Quand est-ce que tu as eu ton rapport..?
Flavie examine le paquet avec soin.
— Non, c'est pas celle-là que je veux…
La jeune pharmacienne fronce des sourcils.
— Il existe une autre marque, mais je dois la commander..., informe-t-elle. C'est mieux de ne pas attendre, tu sais…
— Je veux la pilule des Laboratoires Moreau.
— Les Laboratoires Moreau..?
— Oui…
— Tu es sûre que tu ne te trompes pas..?
— Les Laboratoires Moreau, vous devez certainement connaître… Les pilules contraceptives... Ils sont spécialisés dans tout ça...
— Je connais bien tous les produits sur le marché… Il n'y a pas de Laboratoires Moreau... Je peux vérifier, si tu veux...
La jeune femme pianote un moment sur son ordinateur.
Flavie se sent déjà mieux.
— Non, tu vois… Les Laboratoires Moreau, ça n'existe pas... Tu dois confondre...
L'adolescente souffle de satisfaction.
Elle sourit à la pharmacienne.
— Merci, madame… Au revoir...
Elle s'éloigne du comptoir.
— La… La pilule… Tu n'en veux pas..?
— Non, merci… Tout va bien... Je me suis trompée...
Flavie quitte l'officine.
La jeune femme hausse des épaules.
Elle retourne ranger le paquet.