Le lendemain matin, après une nuit agitée dans les bras de Pauline, Florentine trouve, sur son lit de dortoir, un gilet, une chemise et une cravate propres.
Le nouveau gilet est très apprécié.
Depuis quelques semaines, elle est gênée par l'ancien qui lui comprime la poitrine.
Le nouvel habit moule ses nouvelles formes plus avantageusement.
Devant le miroir, Florentine apprécie ce regain de féminité.
Une belle paire de seins est source de pouvoir féminin.
L'exploit de Florentine a fait le tour des écuries.
Pendant son travail, elle reçoit les félicitations de toutes celles qu'elle salue.
Florentine est surprise que la mort d'un homme soit perçue comme un succès.
Elle pense sans cesse au gitan avec le poignard de Pauline dans sa main.
Il l'aurait tuée, sans hésiter.
Elle n'avait pas le choix.
Elle devait se défendre.
Par contre, elle avait le choix de l'épargner.
Elle revoit constamment la main de Pauline qui dirige la sienne.
La lame qui s'enfonce à travers le cou de l'homme terrorisé.
Si un jour, elle était de nouveau confrontée à un assaillant et que Pauline n'était pas à ses côtés, aurait-elle la force d'enlever une vie..?
Une vie...
Cet homme n'existe plus.
Il est mort.
Balayé de la terre sans laisser de trace...
Disparu pour ses amis, sa famille et ses parents…
Et pourtant, rien dans l'univers ne s'est arrêté.
Les boxes des chevaux doivent être nettoyés.
Les étalons doivent être préparés et montés.
Les attelages doivent être étincelants pour les invités.
Plus surprenant encore, la mort de l'intrus invite à la liesse.
Une fête...
Au moment du déjeuner, Clotilde annonce joyeusement que, le soir venu, du vin sera servi.
Cadeau supplémentaire de madame, un porcelet sera rôti.
L'annonce provoque une joie généralisée.
Loin derrière l'enclos de l'écurie, se trouve un espace protégé, propice à allumer un feu de camp.
Si le temps est doux, les filles aiment y brûler des grosses bûches.
Elles chantent des chansons ou se racontent des fables piquantes.
Des histoires de crimes, de passions et de vices…
À l'occasion, un morceau de gibier est rôti.
En général, un gros faisan ou un chapelet de perdrix…
Ce soir, avec du vin et un porcelet, c'est la grande fête.
Un gueux de moins sur terre, ça s'arrose.
Les dianes ne participent pas aux feux de joie entre filles d'écurie.
Chacune doit respecter son groupe.
Alors, vedette de la soirée, Florentine est seule à raconter son combat.
Ses vingt amies, car elle les considère toutes comme des amies, boivent ses paroles.
Angeline, assise à côté d'elle, est particulièrement fière d'avoir instruite Florentine sur le maniement de la dague.
Les filles posent des questions très précises, jusqu'à demander la couleur des yeux de l'homme.
Son odeur fauve…
La description de ses nippes...
Elles veulent tout savoir.
Florentine fait de son mieux pour recréer l'atmosphère.
Le combat lui a semblé si rapide qu'elle n'a pas vraiment noté tous les détails.
Elle brode un peu.
Clotilde est accomodante.
La soirée est plus tardive que d'habitude.
Sous la pleine lune, les couples de filles s'enlacent de plaisir.
Épuisée et un peu ivre, Florentine va dormir avec son étalon, après lui avoir fait l'amour.
Les délicieuses chevauchées en compagnie de Pauline se succèdent presque quotidiennement.
L'automne approche.
Les couleurs des arbres sont magnifiques.
Florentine est fascinée par la ferme.
Elle s'était imaginé un lieu boueux avec quelques animaux odorants.
La ferme du Haras des Ormes Rouges est un bâtiment superbe, aussi élégant qu'une petite seigneurie.
Les filles de ferme, habillées à la mode paysanne des siècles passés, y vivent joyeusement.
Elles ont leur propre règlement et leurs tâches.
Elles s'occupent d'élever des dizaines d'animaux.
Vaches...
Cochons...
Moutons...
Chèvres...
Aussi, des poules et des lapins, pour ne citer que les plus familiers à Florentine.
Elles s'occupent aussi des vergers.
Des serres...
Des potagers...
Un peu plus éloigné, se trouve un bâtiment pour l'abattage.
Il est aussi utilisé pour préparer les viandes fumées, sèches ou faisandées.
Les dianes vertes, seules habilitées à chasser dans la forêt, y amènent le gibier fraîchement tué.
Les filles d'abattage, dans leurs grands tabliers de cuir, de longs couteaux à la main, s'occupent de dépecer et de vider les bêtes, grandes ou petites.
Passant sur son destrier, Florentine ne reçoit aucune civilité.
Seule une diane noire mérite d'être saluée.
Pauline leur répond d'un signe de tête martial.
Proche de l'étang de la ferme, plus petit que le grand étang, qui sert de refuge pour les animaux sauvages, se trouve un moulin à vent.
Florentine a le secret espoir qu'il est utilisé pour moudre du blé, en farine.
Elle rêve de pain croustillant.
Déception immédiate, le moulin est utilisé par les lavandières.
En effet, l'intérieur est constitué d'une étrange machine de bois, de poulies et de vérins.
Des grandes cuves d'étain…
Une forte odeur d'ammoniaque...
Pour effectuer le travail, des filles lavandières aux bras musclés...
En sortant, Pauline pointe vers les grands draps blancs qui sèchent sur des fils dans le vent.
— C'est pour ça que tu pisses..., informe Pauline, amusée. Regarde comme le linge est blanc... Ce moulin est peut-être bien le plus ancien lave-linge du monde... Une invention de madame, à ce qu'il paraît...
Les deux cavalières reprennent le chemin.
Dans un long bâtiment, assez proche du moulin, des filles costumières cousent, raccommodent et ornent les vêtements.
— Rien n'est perdu, poursuit Pauline. Chaque étoffe tissée… Chaque bout de cuir… Tout est fabriqué ici... Et dans les greniers, se trouve une collection d'habits et de vêtements extraordinaire… Certains ont plus de deux cent ans...
— Les filles qui travaillent ici... Ce sont toutes des orphelines..?
— Oui.
— Est-ce qu'elles restent ici, toute leur vie..?
— Mais, non… Elles font comme nous toutes… Entre treize et vingt-et-un ans, nous apprenons le travail... Aux écuries, aux cuisines ou à la ferme... Ici ou ailleurs, cela fait partie de notre éducation de base… Le jour de nos vingt-et-un ans, nous partons faire nos études...
— Où ça..?
— Dans le monde entier… Madame attache beaucoup d'importance à la diversité... Il faut voir le monde entier pour le comprendre... Expérimenter… S'instruire... Et après nos sept années d'études, nous pouvons revenir travailler aux laboratoires, à la clinique ou ailleurs…
— Moi aussi, tu crois..? Tout cela me semble merveilleux...
— Je ne pense pas... Tu n'es pas vraiment des nôtres, tu sais… Toutes les filles que tu croises le savent... C'est pour cela qu'elles te regardent drôlement... Tes chances de finir au fond du broyeur sont nettement plus élevées... C'est là où elles te voient terminer...
— C'est quoi exactement le broyeur..?
— Ah oui, je voulais te le montrer… Viens, il n'est pas trop loin d'ici...
De nouveau en selle, Pauline part au galop.
Florentine s'engage à ses trousses.
Les passages entre les arbres sont étroits.
Florentine suit la jument de Pauline qui avance au pas.
La forêt épaisse du domaine n'est pas exploitée.
Il s'agit d'une forêt authentique, refuge pour les animaux sauvages dans un écosystème que les dianes vertes gardent équilibré.
Après un moment à louvoyer et à éviter des branches basses, les deux cavalières se retrouvent dans un lieu étrange, au plus profond des bois.
Sous les arbres immenses, il fait très frais.
Dans une clairière, se dresse un grand carré de bois sombre de neuf mètres de côté.
Vu de loin, il ressemble à un cube parfait.
Pauline met pied à terre.
Elle attache son cheval à un arbre.
Florentine l'imite.
La jeune femme approche de l'édifice.
Montée sur rail, l'unique porte est visiblement très lourde.
Pauline la pousse sans trop d'effort.
Florentine avance pour découvrir l'intérieur de l'édifice.
Entouré par un sol de pierres, le centre ressemble à un grand entonnoir circulaire aux parois métalliques foncées.
Au fond, une large ouverture de trois mètres de diamètre…
Le trou noir fascine Florentine.
— Le broyeur..., déclare Pauline démonstrative. Nous finissons toutes au fond, un jour ou l'autre…
— Y'a quoi dans le fond..?
— C'est une machine… Très ancienne... Là, tu ne vois que la bouche... Tu l'actionnes en faisant tourner la manivelle que tu vois, en bordure… Tiens, ton gitan de l'autre jour, c'est ici que Pétronille l'a jeté... Avant, elle l'aura déshabillé… Les habits et les objets personnels sont brûlés dans le four du bâtiment de fumage qu'on a visité… Les cendres servent d'engrais à la ferme... Mais, comme je disais, le corps nu est jeté là… Il glisse dans le trou... Tu actionnes la manivelle et, plus bas, des grosses dents d'acier vont le déchirer... Les os vont être broyés... Les morceaux vont tomber sur une première grille... C'est le premier niveau… Il y a toutes sortes d'accès souterrains pour les petits rongeurs des bois... Tous ceux qui peuvent s'y glisser viennent se régaler de la viande fraîche... Les bouts qui tombent à travers la grille et les os broyés arrivent ensuite sur un second niveau, plus naturel… Là, il y a une terre noire, très épaisse, qui sert de filtre… C'est l'univers des insectes, des vers et des asticots... C'est grouillant… La décomposition parfaite...
Pauline lève la tête vers le plafond.
— Si tu lèves le nez… Tu vois que la pluie entre par le toit. Un deuxième entonnoir, en sorte... L'eau de pluie tombe sur le mécanisme pour le laver... Pour aider à faire tomber les bouts de chair… Pour humecter la terre, aussi... Parce que là, sous nos pieds, c'est aussi la source du domaine… Un puits très profond qui récolte les déchets filtrés des cadavres... Cette eau, nous la buvons… Mais, rien n'est contaminé… Le filtre de terre l'aura rendu potable... La nature a fait son travail de purification… Après, il ne restera rien de nous...
— Tu ne veux pas être enterrée dans un cimetière..?
— Ne sois pas ridicule, Florentine… Tout d'abord, la religion des hommes, source de toutes les oppressions morales, est une idée complètement grotesque... Un caveau, c'est affreux… Une fois morte, je veux retourner à la nature... Servir de nourriture pour les organismes vivants… Nos atomes ne meurent jamais, tu sais... Ils ne sont que transformés dans de nouvelles molécules... Pense aux petits rongeurs qui viendront se nourrir des bouts de ton cadavre... Ils seront ensuite mangés par leurs prédateurs... Et, ainsi de suite… Tout termine dans nos assiettes, sous une forme ou une autre… Orphelines, nous sommes le dernier échelon de ce cycle magnifique... Une fois mortes, nous revenons au point de départ… Une boucle et puis, tout recommence...
— Où est-ce que tu es née, Pauline..?
— Moi..? Mais, comme toi, ma chérie, à la clinique… Allez, on referme... On reviendra un jour où on aura quelque bête à broyer ou quand elles amèneront les déchets de la clinique... Elles y jettent les cadavres de bébés par sacs entiers...
— Vraiment..? Des bébés..?
— Un cycle de vie court est quelque chose à apprécier… C'est émouvant, comme tu n'as pas idée... Allez, viens... Le soleil va se coucher dans moins d'une heure... J'ai envie de gamahucher ton cul... Et puis après, je veux que tu fouettes le mien…
— La mort t'excite, Pauline..?
— N'y a-t-il rien de plus fascinant..? Le plus grand mystère de la nature… Ce plaisir si intense qui ne diminue jamais... Pense à l'homme que tu as tué... Le pouvoir que cela représente… L'accomplissement de la nature dont tu es l'instrument... Cet homme est né pour que tu le tues… Il n'avait d'autre raison d'être... Son destin était de venir jusqu'à toi... Et toi, tu as accompli le plus bel acte qui soit... Tu l'as libéré… Tu l'as rendu à l'univers entier... Il n'est plus ce petit mâle sale, médiocre et inculte... Il est de nouveau... Un potentiel… Dans l'éternité de la vie qui recommence... Chacun de ses atomes va être arraché… Recomposé... Reconstitué... Pour donner naissance à quelque chose d'aussi beau qu'un épervier, un renard, un cheval... Ou une petite fille…
Pauline referme la lourde porte.
Elle retourne vers son cheval, en poursuivant...
— Oui, Florentine… De penser à la mort, mon corps s'agite... Je me suis souvent caressée, en pensant à des cadavres... À l'orphelinat, quand on tuait une petite fille, j'étais hyper excitée..!
— Des petites filles..?!
— Celles qui n'étaient pas bonnes… Il y a toujours des imperfections dans la nature... C'est un travail de sélection, tu sais… Beaucoup sont produites, toutes ne sont pas gardées...
Florentine est choquée et fascinée à la fois.
— Mais, de voir ça… Si jeune... Témoin d'un meurtre…
— Le meurtre est un mythe des hommes... Il n'existe pas dans la nature... Pour tuer, il faut apprendre à tuer… Je n'ai normalement pas le droit de t'en parler, mais c’est un rituel sacré... Jamais une femme du haras ne tue une orpheline… Seule une orpheline peut tuer une orpheline... Devant toutes les autres, assemblées… C'est pour apprendre ensemble ce que représente la mort... Pour être témoin du fabuleux départ…
— Tu as tué une petite orpheline..?
— Une seule fois... Quand j'avais sept ans… Cela reste, pour moi, le plus beau moment de mon existence...
Pauline embrasse Florentine, troublée par la confession.
Leurs langues dansent de passion.
Pauline se frotte à elle un moment.
— Allez, viens… Tu dois encore brosser nos chevaux alors ne traînons pas... Me laisseras-tu te fouetter, ce soir..? De t'avoir parlé de ça, mon con ruisselle comme t'as pas idée…
Pauline monte sur son cheval.
Elle s'éloigne entre deux arbres épais.
Florentine se dépêche pour ne pas la perdre de vue.
Elle jette tout de même un dernier regard vers le lieu morbide.
La fin pour toutes…
Est-ce que Flavie y est passée..?
La petite Constance..?
Sa mère, autrefois..?
Le trou noir de la mort…
Le trou noir de la naissance...
Un cercle sans fin...