Après sa journée de travail, Florentine se dépêche d'aller retrouver Pauline.
Il pleut des cordes.
Il fait froid.
Enveloppée de son grand manteau de cuir épais, son tricorne vissé sur la tête, ses gants de cuir aux mains et ses bottes aux pieds, elle ne sent ni le vent ni la pluie.
Elle traverse la grande arche.
Elle arrive vite à l'escalier.
Après de longues heures à travailler à l'extérieur, elle a très envie d'être toilettée.
De partager la chaleur de la belle chambre de son amie...
Elle arrive devant la porte de Pauline.
Elle est ouverte.
Elle retire ses gants.
Elle défait les grands boutons dorés de son manteau de cuir brun.
Elle fait un pas vers le seuil.
La chambre est différente.
Le lit est fait.
Les objets sont ordonnés.
Le bougeoir est propre avec des chandelles neuves.
Pas de Pauline…
Pas de vie...
Florentine revient dans le couloir, elle marche jusqu'au poste de commandement.
Ondine est derrière la console.
Florentine ôte son chapeau.
— Bonsoir, Ondine...
— Tu n'as plus rien à faire ici..., répond la diane noire, sèchement.
— Pardon, mademoiselle... Je cherchais Pauline...
— Elle est partie.
— Partie..?
— Pour de bon..! Elle n'est plus diane… Allez, fiche le camp d'ici, catin… Sinon, tu vas goûter ma cravache... Et moi, je ne suis pas ta petite amie...
— Oui… Pardon, mademoiselle... Je m'en vais immédiatement...
Florentine recule en s'inclinant.
Sous le choc de la nouvelle, elle reboutonne son manteau.
Elle se recoiffe du tricorne.
Elle remet ses gants.
À l'extérieur, la tempête redouble d'intensité.
Des rafales de vent violent, gorgées de pluie épaisse…
Tenant son chapeau d'une main, Florentine se hâte vers l'écurie côté cour.
Dans la salle commune, les filles sont occupées comme d'habitude.
— C'est le retour au bercail..? lance Camille, ironiquement, en la voyant entrer.
Florentine l'ignore.
Elle va accrocher son manteau dans le vestiaire proche de la sellerie.
Au retour, elle croise Angeline qui revient du fond des boxes.
— Angeline, je…
— Qu'est-ce que tu veux..?
Angeline affiche un air sévère.
Florentine est surprise par son attitude glacée.
— Est-ce que la fête des anniversaires est passée..?
— C'était hier…
— Mais, je n'ai rien vu... Pas de gâteau… Pas de bougies...
Angeline grimace devant son ignorance.
— On ne fête pas comme ça... Naître n'est pas un évènement...
— Vous fêtez comment..?
— On fête juste celle qui nous commande, en l'occurrence Clotilde… On la remercie pour ses bienfaits... On lui demande juste si elle va nous garder pour la nouvelle année...
— Je n'ai pas fait ça… Je ne savais même pas qu'hier était important… Personne ne m'a rien dit...
— Tu n'es pas des nôtres..., répond Angeline, froidement.
— Mais…
Les deux filles reviennent vers la salle commune.
— Pauline est partie..? demande Angeline. C'est pour ça que tu es là, ce soir..?
— Oui.
— Je ne peux pas être ta petite amie si c'est ça que tu veux de moi... Je suis avec Léna…
— Je le sais... Non, j'étais juste surprise... Je n'étais pas informée...
— Chaque année, nous grandissons, Florentine… Un jour viendra et nous ne serons plus des filles...
— Nous serons quoi, alors..?
Angeline hausse des épaules.
— Nous serons des femmes, grosse bête...
Angeline entre dans la salle commune.
Florentine reste à l'entrée.
Elle tourne des talons.
D'un pas décidé, elle repart vers le fond de l'écurie.
Dans le box XXI, Hydrogène est heureux de la voir.
Elle se déshabille.
Elle garde juste sa chemise.
Elle vient s'allonger dans la paille fraîche.
Le cheval approche son museau.
Elle le caresse en écoutant la tempête.
Florentine est mélancolique.
Elle savait pourtant que ce moment allait arriver.
Pauline était différente ces derniers jours.
Elle n'était déjà plus au haras, en esprit.
Elle avait très envie de partir.
Commencer une nouvelle étape de sa vie...
Florentine la comprend.
Où qu'elle aille, Pauline sera toujours Pauline.
Elle n'a rien à craindre pour son amie.
Elle regrette simplement de ne pas lui avoir dit adieu.
Mais, c'est un sentiment ridicule.
Les orphelines ne se disent jamais adieu.
Une séparation n'est jamais un drame.
À présent, Florentine craint l'inconnu qui se présente à elle.
Une fourche sur le chemin...
Une petite souris passe entre ses pieds.
Où est le chat..?
Le lendemain, il fait beau.
L'orage est passé.
L'air est frais.
Le ciel est dégagé.
Les activités au château vont diminuer.
L'hiver est arrivé.
Le travail s'adapte à la saison.
Moins de sorties...
Florentine a le droit de faire tourner son étalon à la longe dans l'enclos.
Elle a le droit de faire un tour de piste de galop.
Elle ne peut pas partir en randonnée toute seule.
Pour cela, elle doit être accompagnée d'une diane.
Sans Pauline, elle n'existe plus pour les cavalières.
Clotilde l'empêche de retourner côté jardin.
Elle lui interdit d'approcher le château.
Florentine retrouve son rang de fille d'écurie ordinaire.
Les quelques privilèges qu'elle avait se sont envolés.
Ses camarades la traitent plus sèchement qu'avant.
Aucune n'est venue lui demander d'être sa petite amie.
Elle reconnaît qu'elle a passé beaucoup trop de temps avec la diane noire.
Elle ne sait pas ce qui s'est passé entre-temps.
Elle n'a pas participé aux corrections de Clotilde.
Aux soirées de jeux…
Aux rires et aux animations…
Florentine se retrouve mise à l'écart.
C'est à peine si les autres lui adressent la parole.
Le soir venu, Florentine est maussade, assise à sa place.
Clotilde entre pour annoncer les punitions habituelles.
L'adolescente n'y prête guère attention sauf lorsqu'elle entend dire...
— Un blâme à Florentine pour avoir dormi toute la nuit dernière dans l'écurie… Vingt coups de cravache...
Florentine lève le nez.
— Mais…
Clotilde la regarde durement avant d'ajouter...
— Florentine nous quitte, ce soir, alors… Comme c'est la tradition, un coup supplémentaire pour chacune...
Florentine se dresse d'un bond.
— Je…
— Silence..! ordonne Clotilde, en frappant la table de sa cravache.
Florentine est désemparée.
Les autres filles s'amusent de la voir se décomposer.
— Allez, Florentine… Tu n'es plus novice... Cul nu… Mains contre la table... Les autres, vous vous alignez derrière moi... Deux coups chacune… Quarante, en tout..!
Un murmure traverse le groupe.
Quarante coups de cravaches, c'est du jamais vu...
— Ne lui ménagez pas le cul, les filles..., poursuit Clotilde, sur un ton cruel. Florentine l'a bien mérité... Elle va apprendre la leçon que nous devons toujours rester unies... Rester à la place qui est la nôtre... Lorsque Pauline l'a choisie, la première fois, elle n'y pouvait rien… Mais, choisir une diane, par la suite… C'était nous trahir, toutes... Trahir les filles d'écurie..!
Toute tremblante, Florentine jette un regard circulaire.
— Je suis… Je ne savais pas..., bafouille Florentine, à la recherche d'une défense.
— Silence..! Ou j'en rajoute vingt de plus... Assume la position, catin..!
Effrayée par les regards durs et sans pitié des filles, Florentine se positionne docilement en bout de table.
Elle baisse sa culotte.
Elle coince le pan de sa chemise dans sa ceinture.
Elle se courbe.
Elle pose les mains contre la table.
Pauline l'a beaucoup fouettée mais ce n'est pas la même douleur.
Une cravache fine, comme celle de Clotilde, cingle.
Elle coupe facilement les chairs.
La douleur est plus profonde.
L'adolescente repense à son arrivée.
Les filles étaient encore aimables.
Elles l'avaient ménagée.
Sous la protection de Pauline, Clotilde s'était montrée clémente.
Elle l'avait laissée faire.
Pas un seul blâme…
Pas une seule punition...
Aujourd'hui, c'était le jour de leur vengeance.
Florentine ferme les yeux.
Elle serre des dents.
Les deux premiers coups de Clotilde sont affreusement douloureux.
Elle essaie de ne pas crier.
Elle veut leur montrer qu'elle a la force mentale d'une orpheline.
Qu'elle n'est plus la même qu'en arrivant.
Malgré la douleur, elle supporte courageusement les dix premiers.
Déjà son cul est rouge et zébré de striures violacées...
La peau commence à craqueler sous les coups.
La jeune fille souffre comme jamais.
Le châtiment se poursuit.
— Je n'en puis plus..., supplie Florentine, bien avant la moitié.
Rien ne les arrête.
Les filles d'écurie cravachent sans retenue.
Elles y vont de toutes leurs forces.
Chaque coup provoque un profond cri de douleur.
Ses bras lâchent.
Florentine tombe à terre.
Clotilde la force à se relever en tirant sur ses cheveux à les arracher.
L'adolescente hurle du supplice.
Elle est à bout.
Elle n'arrive plus à se tenir seule.
Comme la première fois, Clotilde coince la tête de Florentine entre l'étau de ses cuisses musclées.
La vexation reprend.
Florentine ne sait plus qui la corrige.
Elle entend à peine les sons.
Elle est incapable d'anticiper la frappe.
Elle ne sent que la souffrance terrible après chaque coup porté.
Un sang épais coule le long de ses cuisses.
Elle veut parler.
Se justifier...
Demander pitié…
La bave qui coule de sa bouche se mélange à sa morve et à ses larmes amères.
Elle ne compte plus.
Elle endure.
Elle endure la torture.
Puis, rien…
Le noir complet.
Florentine se réveille prise de fièvre.
Elle devine un petit lit étroit.
Un drap blanc…
Une couverture fine...
La chambre est sombre.
À l'extérieur, l'orage gronde.
Des éclairs intermittents illuminent un lieu qu'elle ne reconnaît pas.
Sur la petite table à sa droite, le bougeoir est éteint.
Son corps est douloureux comme si elle était passée sous les sabots d'un cheval.
La fièvre l'entraîne vers le délire.
Flavie est à l'école.
En classe de sixième, elle a onze ans.
Petite tête blonde, assise au premier rang...
Le professeur d'histoire, un homme barbu, grand et menaçant, lui demande de passer au tableau pour réciter sa leçon.
Quelle leçon..?
Elle ne l'a pas apprise.
Elle se lève difficilement.
Toute la classe rigole.
On se moque d'elle.
Elle est nue.
Honteuse, elle couvre son intimité d'enfant.
Le professeur insiste.
Il tape avec la paume de sa main contre la surface du bureau.
Le son est décalé.
Ce n'est pas celui d'une main qui frappe le bois de la table mais le son d'une gifle contre la joue d'une fille de treize ans.
Constance, sa demi-sœur, rigole de joie dans la cuisine.
Clémence, sa belle-mère, est face à elle.
Flavie n'entend pas ce qu'elle dit.
Elle ne voit que ce visage empli de rage.
Une bouche déformée par la colère.
Une main qui se lève.
La gifle qui s'abat avec force contre sa joue.
La petite Constance qui rigole de plus belle.
Le rire fait écho dans sa tête.
Son père la tient fermement par les épaules.
Flavie est plus jeune, à présent.
Sept ans…
L'homme la secoue brutalement tandis qu'elle pleure à chaudes larmes.
Il parle fort.
Il postillonne.
Elle n'entend rien de ses paroles.
Elle ne comprend pas sa fureur.
Une femme se penche au dessus d'elle.
Un visage d'ange, entouré par le halo d'une lumière blanche…
La femme lui sourit.
Elle repousse la mèche de sa chevelure blonde derrière son oreille.
Elle lui fait des grimaces.
Flavie est bébé, couchée sur une table à langer.
La femme blonde cesse de s'amuser.
Son visage se transforme.
Il passe de l'allégresse à la plus cruelle détermination.
Elle tend la main.
Elle revient avec une dague, longue et effilée.
Une dague avec, sur le pommeau, gravé le chiffre romain XXI…
Elle approche la lame à double tranchant.
Flavie ressent la pointe appuyée à la base de son entrejambe.
Elle veut crier mais pas un son ne vient.
Le couteau entre dans sa fente.
Il pénètre son petit sexe.
Il s'enfonce loin dans son ventre.
Jusque dans son cœur brûlant...
Florentine se réveille en sursaut.
Elle ouvre les yeux, toujours prisonnière de la nuit profonde.
Elle a mal au cœur.
Elle ne trouve pas la paix.
Une soif terrible…
Elle lèche ses lèvres craquelées.
Son ventre est vide.
Douloureux…
Déchiré...
Où est-elle..?
Quel est ce lieu..?
Elle ne peut pas bouger.
Le matelas est dur.
Il sent la pisse.
Elle n'a pas la force pour écarter le drap.
Elle se sent écartelée.
Ses poignets et ses chevilles sont sanglés.
À la lumière d'une veilleuse, elle voit une rangée de tuyaux sombres au-dessus de sa tête…
Des toiles d'araignées...
Flavie ferme les yeux.
Elle est dans une forêt.
Elle se promène nue entre les branches basses.
Elle est joyeuse.
Contente...
Libérée…
Lorsqu'il transperce entre les feuilles des arbres, le soleil la réchauffe délicieusement.
Elle quitte les fourrés.
Elle débouche dans une clairière.
Un grand carré sombre…
Un cube noir parfait...
Curieuse, Flavie approche.
Elle a envie de le toucher.
Elle pose sa main droite contre la surface.
Le contact est différent.
Lisse…
Glacé...
La porte coulisse sur le rail.
La jeune fille blonde avance.
Sous ses pieds, le sol pavé est dur et froid.
Elle penche la tête.
Un grand entonnoir de métal sombre...
Au centre, le trou noir menaçant…
Flavie tourne la tête vers la droite.
Pauline commande la manivelle.
Dans son habit de diane noire, elle lui sourit.
Elle lui présente l'ouverture comme une invitation.
Des mains invisibles dans son dos…
On la pousse.
Elle tombe.
Elle glisse à travers l'ouverture béante.
Elle crie…
Elle tombe dans le néant.
Florentine ouvre les yeux.
La lumière l'éblouit.
Une jeune fille en chemise blanche est assise sur le bord de son lit.
Elle pose une main sur son front.
— T'as besoin de boire..., lui dit-elle, gentiment.
Elle remplit un verre d'eau de la carafe de verre.
Elle soutient la tête de Florentine pour l'aider à avaler une gorgée.
La boisson lui fait du bien.
Elle boit encore un peu.
Elle laisse sa lourde tête retombée.
Florentine ne voit pas très bien.
Sa vision est en flou artistique.
— Je crois que c'est mieux si tu restes au lit aujourd'hui... Le pot de chambre est là... Tu as de l'eau... J'ai mon service du matin mais, après, je remonterai voir si tu vas mieux...
— Tu t'appelles comment..? demande Florentine, à voix basse.
— Hortense...
— Moi, c'est...
— Je sais qui tu es.