Flavie est de retour sur la place Jeanne d'Arc.
Elle sourit en découvrant, juste en face de la pharmacie, la parfumerie Églantine.
Elle poursuit sa marche.
Elle connaît bien le chemin.
La gare n’est pas loin.
Après dix minutes, elle se retrouve devant le bâtiment du centre-ville.
Elle veut prendre le bus.
Elle cherche dans ses affaires de l'argent.
Son porte-monnaie contient quelques pièces.
Juste assez pour un billet...
Elle l'obtient du distributeur.
Elle trouve le bon arrêt.
Un bus est en attente du départ.
Elle composte le ticket et s'installe à bord.
Elle en profite pour faire l'inventaire des affaires dans sa besace.
L'objet qui la surprend est le téléphone portable à l'écran abîmé.
Elle n'en a jamais possédé un.
Clémence l'avait interdit.
Flavie cherche à y accéder.
Une demande de code secret...
Six chiffres…
Elle ne sait pas quoi taper.
Sans le réaliser, elle effleure de son index le capteur.
Son empreinte digitale lui donne accès.
Apparaissent à l'écran les icônes classiques des applications.
Elle sait très bien ce qu'elles représentent.
Des moyens de communication…
Des réseaux sociaux...
Elle ouvre Facebook.
Son profil…
Flavie Anvers…
Une photo d'elle, récente, avec ses cheveux roux et son piercing dans le nez...
Sa liste d'amies…
Uniquement des filles...
Angeline...
Hortense...
Ombeline...
Caroline...
Ses intérêts sont présentés à travers les articles sélectionnés.
Équitation…
Mode alternative, gothique romantique…
Musique métal...
Futanari...
Flavie démarre Instagram.
Dès la première image, elle cache l'écran de peur qu'un autre passager l'aperçoive.
Une photo de Blandine, plus âgée, moins soignée...
Elle soulève un bord de son t-shirt noir pour montrer ses seins en tirant la langue et en faisant le signe des cornes du hard-rock.
Elle coupe l'appli.
Elle passe à WhatsApp.
Des conversations de messagerie avec ses amies...
Elle ouvre celle de Benoîte.
Un échange codé…
Des chiffres…
Des horaires...
Des lieux de rencontre...
Des emojis...
Quelques selfies…
Une Benoîte, rondelette, déguisée en chat noir, avec des petites oreilles sur la tête.
Une autre photo la montre, toujours costumée, nue, à quatre pattes sur un lit.
Elle a une queue animale en extension de son plug-anal.
Choquée, Flavie revient en arrière.
Elle trouve ses conversations avec Pauline.
Pas de selfies…
Les textes sont abstraits.
Des formules vagues…
Des dictons...
Des morales de fables de La Fontaine…
Des heures de rendez-vous…
Un détail l'interpelle.
Son amie lui demande, de nombreuses fois, si elle va passer au haras.
Flavie fait une recherche Google avec le nom de sa ville et le mot haras.
Il n'y a pas d'élevages de chevaux dans les alentours.
Le seul haras qui existe est une boîte de nuit.
Elle clique sur le lien.
Un lieu, à l'écart du centre…
Le Haras, le club privé, cent pour cent féminin…
Sur la page d’accueil, deux jeunes femmes souriantes se tiennent par la taille.
Elles portent des t-shirts noirs avec le nom de l'établissement en lettres rouges.
Dernière piste à explorer, elle fait une nouvelle recherche.
Elle pianote simplement son nom.
Flavie Anvers…
Les réponses sont immédiates.
Des pages et des pages…
Sous ce nom, une femme est omniprésente.
Une actrice de télévision…
Une femme de quarante ans...
Blonde...
Souriante...
Figure publique…
Presse people…
Des dizaines de photos...
Sur son cheval...
Entourée de ses filles…
Une célébrité...
Pas de meurtre…
Pas de jeune victime...
Rien d’insoutenable à voir...
Flavie se sent mal.
Un haut le cœur...
Une envie de vomir...
Elle éteint le portable.
Elle le range dans sa besace.
Le bus démarre.
Elle pose son visage contre la vitre froide.
Elle ferme les yeux.
Comment savoir ce qui est vrai de ce qui est faux..?
A-t-elle passé une année à galérer sous un nom d'emprunt..?
Un groupe de lesbiennes pour amies…
Rencontrées par l'intermédiaire de Jeanne...
Un peu d'équitation dans un club hippique...
Le balai...
La fourche...
La brosse...
Elle se souvient d’y avoir travaillé, un moment.
Elle a aussi fait des ménages chez des gens.
Le chiffon…
Les produits ménagers...
L'argenterie...
Les carreaux...
Puis, elle s'est prostituée…
Elle en est convaincue.
Des verges d’hommes dans ses mains…
Dans sa bouche...
Dans son cul...
Flavie a très mal au ventre.
Elle se courbe un peu en deux.
Elle ne sait que penser.
Est-elle folle..?
A-t-elle perdu la tête..?
Sa raison est déréglée.
Son esprit est brisé.
Il s'est échappé de sa tête.
Il a contaminé la réalité.
Depuis sa fugue, elle ne voit plus le monde tel qu'il est.
Elle ne vit qu'une réalité fantasque.
Pourtant, ses gestes sont réels.
Si elle se pince, elle a mal.
Le bus est réel.
Il roule.
La ville qui défile derrière la fenêtre est bien réelle.
Elle se souvient des étreintes avec Jeanne.
La vieille femme qui l'initie à toutes ces débauches inconnues.
L'étrange sensation d'enfoncer son poing dans son cul béant.
— Fiste-moi, ma petite chérie… Il n'y a plus que ça pour faire jouir une vieille putain comme moi...
Flavie se souvient des heures passées sur le canapé vert dans le salon de Jeanne.
Fumer du haschich…
Boire de l'alcool...
Feuilleter sa collection de magazines…
Coprophilie...
Pédophilie…
Zoophilie...
Lire les vieux romans écornés...
Soumission extrême...
Donjons horrifiques...
Jeux interdits…
La duègne, maîtresse de l'impudeur...
Qui sème la corruption partout où elle va.
Elles vont souvent au Haras.
Faire des rencontres...
Le puzzle mental se construit pièce à pièce.
Flavie s'est liée d'amitié avec d'autres filles.
Des caresses…
Des nuits d'ivresse...
De la drogue, très certainement…
Clotilde lui trouve un emploi au club hippique.
Oui, ça lui revient…
Des heures à gratter, pour presque rien...
Elle a travaillé comme serveuse dans un restaurant avec Blandine qui n'a pas arrêté de l'engueuler.
Elle s'emmêlait dans les commandes.
Elle détestait la vulgarité des clients.
Elle a travaillé chez des bourgeois avec Benoîte.
Des heures perdues à frotter des parquets...
À faire des carreaux...
Elle a tenté de voler de l'argenterie.
Elle s'est fait renvoyer.
Le reste du temps, ce sont des journées passées au Café des Ormes Rouges.
Les cigarettes…
Le vin rouge...
La gaieté...
Les hommes…
Dans le Salon des Messieurs…
Vingt euros avec la main...
Cinquante avec la bouche…
On ferme le loquet.
On vend de la générosité.
On retourne consommer.
Sauf que...
Au fond du couloir sombre des vécés, il y a une troisième porte marquée Privé.
Un escalier raide…
Une cave humide...
Une chaudière éteinte...
Un matelas sale qui pue la pisse...
Trois tranches de jambon rose…
Flavie ouvre les yeux.
Elle chasse le cafard.
A-t-elle véritablement vécu tout ça..?
La triste réalité de sa vie perdue…
Lugubre et lubrique...
Est-elle heureuse..?
Elle ne sait pas.
Où est Pauline..?
Elle vérifie de nouveau le portable.
Ses derniers messages sont vieux de six mois.
Flavie jette une bouteille à la mer.
Elle pianote un message...
— Au secours, Pauline… Je t'en supplie... J'ai besoin de toi... Je ne sais plus où j'en suis...
Flavie range l'appareil.
Les arrêts défilent.
Peu de passagers à bord du bus municipal...
Le chauffeur ne s'arrête pas partout.
Elle reconnaît enfin les rues.
Celles de son quartier, en périphérie…
Là, où elle est née.
Là, où elle a grandi.
Là, où elle a rêvé d'une autre vie.
Son cœur accélère.
Encore quelques centaines de mètres…
Flavie se lève.
Elle se déplace vers la porte.
Elle appuie sur le bouton rouge pour demander l'arrêt.
Le bus ralentit.
Il freine.
Les portes pivotent et s'ouvrent.
Flavie descend.
L'arrêt de bus est désert.
Pas de promeneurs aux alentours...
Une rue résidentielle bordée de grands arbres...
Pas d'immeubles décatis comme au centre-ville...
Des maisons à un étage...
Des toits d'ardoises noires...
Des résidences bourgeoises…
Un bon quartier...
Flavie lève le nez au ciel.
Le soleil l'éblouit.
Il est midi.
Elle a faim et soif.
Elle bouge de l'arrêt.
Quelques voitures circulent lentement.
Elle traverse la chaussée.
Trois rues la séparent de son but.
Elle avance tête baissée.
Elle tient fermement sa besace à l'épaule.
Pas un chat dans ces rues endormies…
Des maisons plutôt anciennes...
D'une époque glorieuse qui semble loin...
Des voitures en stationnement...
Des modèles ordinaires...
Avec, à l'arrière, des sièges pour enfants...
Sa rue approche.
Elle est enfin chez elle.
Après tout ce temps…
Son père, Clémence et Constance...
Elle a très envie de les revoir.
Retrouver la réalité...
Quitter le monde des illusions...
Un panneau de rue...
Lavoisier…
Chimiste Français...
Cette fois, elle y est.
Flavie accélère le pas.
Le numéro vingt…
Sa maison...
Elle n'a pas changé.
Pourquoi rentrer chez elle, seulement maintenant..?
Elle aurait pu le faire depuis longtemps.
Aujourd'hui, le jour de son anniversaire...
Samedi midi...
Sûrement qu'ils sont tous réunis pour le déjeuner, à penser à elle.
Son retour sera comme un cadeau.
Figée devant la façade de sa maison, Flavie regarde à droite et à gauche.
Personne dans la rue...
Elle pousse le portail à la serrure rouillée.
Sur sa droite, devant la porte du garage, la Mini blanche de Clémence avec son aile cabossée...
Elle remonte la petite allée dallée.
Elle grimpe les marches du perron.
Elle n'a pas de clé.
Elle sonne.
Les émotions la transportent.
Elle en tremble d'appréhension.
Pas de réponse...
Elle sonne une seconde fois.
Toujours rien...
Pas un bruit...
Déçue, Flavie se retourne.
Elle regarde la rue.
La maison en face…
Toujours personne à l'horizon...
Elle se couvre la tête du capuchon de son hoodie noir.
Elle descend du perron.
Elle fait le tour de la maison, en longeant le garage.
Le petit jardin n'a pas changé.
Le portique de Constance est toujours là avec sa balançoire et son toboggan coloré.
Flavie pense à la petite fille qui rigole, en y jouant.
Qui sautille d'un bout à l'autre du petit jardin carré.
Elle approche de la porte de la cuisine.
Elle est fermée.
Elle compte le troisième pot de fleurs, parmi ceux alignés sur le bord de la fenêtre.
Flavie le soulève.
Elle trouve la clé.
Elle la prend.
Elle l'enfonce dans la serrure.
Elle la fait tourner.
Elle pousse la porte.
Tout est comme avant.
La vieille cuisine démodée des années soixante...
Les objets usuels du quotidien...
Les dessins de Constance aimantés sur la porte du réfrigérateur...
Flavie referme derrière elle.
Elle écoute.
Tout est calme.
Tout est silencieux.
Elle avance à pas feutrés.
La salle à manger...
Le grand salon…
Le coin bureau de son père avec la bibliothèque…
L'entrée avec la table en demi-lune...
Tout est à sa place.
Tout est exactement comme avant.
Même l'odeur est familière.
Un parfum d'encaustique ancien...
De pot-pourri de boutique anglaise...
Flavie avance vers l'escalier.
L'étage des chambres...
Silencieuse, elle grimpe les marches de pierre polie sans faire un bruit.
Elle arrive sur le palier du premier.
Quatre portes fermées...
Trois chambres et une salle de bain.
La première, c'est la petite chambre de Constance.
Elle hésite.
Elle a peur.
Elle inspire pour se donner du courage.
Elle pousse la porte.
Surprise…
Les meubles ne sont plus là.
Des caisses empilées...
Une table à repasser...
Des piles de vieux romans...
Un débarras…
Le sang afflue à son visage.
Flavie respire un peu plus fort.
Elle revient dans le couloir.
La seconde porte, c'est la salle de bain.
Elle l'ouvre.
Lavabo…
Toilette...
Baignoire encastrée...
Le même rideau de douche en plastique à rayures...
Les produits de beauté étalés...
Une collection d'échantillons de parfums...
Deux brosses à dent dans un gobelet...
Flavie a très envie de se laver.
Ce n'est pas le moment.
Elle referme la porte.
La troisième pièce, c'était sa chambre.
Un peu plus grande que celle de Constance, avec une fenêtre sur la rue...
Elle pousse la porte entrebâillée.
Flavie avance dans l'espace familier.
Le lit dans le coin...
Le petit bureau...
Les étagères de livres...
Elle regarde les affiches punaisées au mur.
Madame de Pompadour, peinte par François Boucher...
Une magnifique forêt en bordure d'un étang…
La très grande affiche d'un vieux film de André Hunebelle...
Sur la table de chevet, quelques livres…
Dracula de Bram Stoker...
Orgueil et Préjugés de Jane Austen…
Le Meilleur des Mondes de Aldous Huxley...
Flavie ne comprend pas.
Si elle n'habite plus ici depuis un an, c'est que sa demi-sœur a pris sa chambre.
Logiquement, elle est dans la chambre de Constance.
Pourquoi est-ce qu'une petite fille de sept ans lirait des livres pareils..?
Flavie avance vers l'étagère.
Les livres sont plus appropriés.
La bibliothèque rose…
Le Club des Cinq…
Le Clan des Sept...
Flavie se déplace vers le petit bureau.
Des photos épinglées à un panneau en bouchon…
Au centre, un tableau périodique des éléments...
Des photos de Constance, au poney-club...
Des photos de Constance, plus âgée, sur un cheval…
Constance, en costume égyptien, sur une scène de théâtre…
Le bureau est recouvert d'accessoires scolaires.
Un livre de biologie…
Un livre d'histoire...
Quelques cahiers d'école…
Les fables de la Fontaine...
Une étiquette sur la couverture plastifiée…
Florence Rousselle - 5ème C.
Flavie est confuse.
Ce n'est pas possible..!
Qui est cette fille..?
Se serait-elle trompée de maison..?
Flavie ouvre le tiroir du meuble.
Elle cherche loin, au fond…
Elle tâtonne.
Une cachette sous le cadre de la table...
Elle trouve son secret.
Un vieux livre avec une couverture de cuir…
La philosophie dans le boudoir...
Flavie est parcourue de frissons.
Elle sent une profonde lassitude l'assaillir.
Elle est tellement confuse qu'elle ne sait plus que penser.
On a quel âge en cinquième..?
Elle a envie de s'allonger.
Dormir...
Elle se tourne vers le lit.
Un bruit sourd la fait sursauter.
Un cognement distant…
Sur le qui-vive, Flavie tend l'oreille.
Une voiture passe bruyamment dans la rue.
Elle écoute plus attentivement.
Rien…
Flavie revient sur ses pas.
Elle est de nouveau dans le couloir.
Elle écoute encore.
Il ne reste qu'une seule porte à l'étage.
Un bruit sourd…
Le son vient de la chambre de ses parents.
Flavie tremble d'anxiété.
De peur, aussi…
Il y a quelqu'un dans la maison.
Ou un animal sauvage...
Un loup…
Elle avance vers la dernière porte de l'étage.
Elle pose la main sur la poignée.
Elle la fait tourner le plus silencieusement possible.
Elle pousse la porte de la chambre de ses parents.
Elle est là.